A quoi sert l’épreuve de philo ?

Lycée Rodin, 13e arrondissement de Paris. L’épreuve écrite de philosophie du baccalauréat se termine en principe à midi, mais à 11 h 15, de nombreux élèves traînent déjà dans la cour, surtout des sections S (scientifique) et ES (économique et sociale), pour qui ce n’est pas une matière importante.

Comme quelque 516 000 jeunes candidats au bac, Julien Maiorano, 18 ans, a passé l’épreuve de philo lundi 12 juin mais, lui, a bouclé sa copie en moins de trois heures : "La philo et moi, ça fait deux, ce n’est pas mon fort. En plus, je suis en section ES, la philo a seulement un coefficient 4, alors que l’économie, par exemple, a un coefficient 9. De toute façon, ce matin, il n’y avait que des sujets horribles. J’ai pris la dissertation, "Faut-il préférer le bonheur à la vérité ?" C’était dur, on n’a pas eu le temps d’étudier le bonheur en classe."

A quoi sert la philo, célèbre exception française ? Julien ne sait pas s’il a réussi son épreuve, mais une chose est sûre : "La philo, pour moi, c’est terminé. Je veux devenir infirmier, j’ai déjà passé le concours d’entrée dans une école spécialisée." Il a trouvé son professeur de philo trop conventionnel. Pendant la grève contre le contrat première embauche (CPE), les cours étaient plus vivants, a-t-il entendu dire, car il n’y avait que quelques élèves par classe, mais il n’est pas allé voir : "Au début, j’ai bloqué le lycée, ensuite je suis allé aux cours importants, maths et éco, mais pas philo."

Pierre Lomné, 17 ans, section ES, affirme au contraire qu’il a eu un excellent enseignant : "Ses cours étaient vivants, proches de nous, c’était un plaisir. Mais ça n’a servi à rien : moi et mes copains, on a boycotté les matières à "petit coeff"." Son copain Sébastien Drouet est encore plus catégorique : "J’ai entendu à la télé que la France était le seul pays d’Europe où la philo est obligatoire au lycée. Ce n’est pas normal, ça devrait être optionnel." Julie Amelot, 18 ans, en section S, reconnaît que la philo lui a permis de "voir autre chose", mais elle est d’accord sur le fond : "Si j’avais eu le choix, je n’aurais pas pris philo, j’aurais étudié une troisième langue." Ce matin, elle a pris le sujet de dissertation "L’expérience peut-elle démontrer quelque chose ?", et l’a traité en référence aux sciences expérimentales.

"IRREMPLAÇABLE"

A midi, un groupe d’élèves de section L (littéraire), sort enfin, sous les vivats de leurs camarades qui les attendaient en chahutant. Les L, qui fournissent moins de 11 % des bataillons de lycéens, se sont donnés à fond, car pour eux, la philo est la matière dotée du plus fort coefficient. Marion Lepage, 17 ans, section L, a choisi le sujet "Cela a-t-il un sens de vouloir échapper au temps ?". Elle a été très inspirée, car elle a réussi à traiter du "temps naturel" qui conduit à la mort, du combat contre l’idée de mort comme source de dynamisme, de la philosophie du carpe diem, de la chirurgie esthétique, des produits anti-âge et de la cryogénie : "Au début de l’année, je croyais que la philo était une matière abstraite, pleine de concepts qu’il fallait avaler juste pour avoir le bac. J’avais tort, elle s’applique à des tas de situations de la vie quotidienne. Par exemple, doit-on toujours assouvir ses désirs, ou faut-il apprendre à les maîtriser - c’est important, quand il s’agit du désir amoureux. Cet hiver, je me suis retrouvée dans une situation où je devais décider si j’allais céder à la tentation. Or, au même moment, on a étudié la notion de désir en classe de philo. Ça m’a aidé à mettre de l’ordre dans mes idées. J’ai compris que céder, c’est la solution de facilité, mais pas un moyen d’accéder au bonheur."

Elie Salleron, 18 ans, fait aussi partie des élèves qui aiment la philo. Elle a d’abord été, pour lui, une leçon de modestie : "J’ai toujours eu beaucoup d’idées en tête, je me laissais emporter par mes élucubrations, et j’étais persuadé qu’elles étaient uniques, géniales. En cours, je me suis rendu compte que tout ça avait déjà été pensé par des tas de gens, et qu’ils l’avaient expliqué bien mieux que moi."

Alain Liégeon, 43 ans, l’un des professeurs de philo du lycée Rodin, qui a passé sa matinée à surveiller une épreuve, a envie de rester un peu dans la cour, pour profiter de l’ambiance joyeuse. A quoi sert la philo au lycée ? Il sourit : "A court terme, ça ne sert à rien, c’est comme l’art. Mais sur le long terme, son utilité est évidente, car la philo est un socle de la culture générale. Or, la culture générale permet aux jeunes de mieux s’installer dans la vie professionnelle." Il prend pour exemple les concours d’entrée dans le service public : "A compétence égale, la différence entre deux candidats se fera sur leur degré d’ouverture au monde, et pour ça, la philo est irremplaçable. C’est pareil à tous les niveaux : avant d’être enseignant, j’ai travaillé avec des chômeurs de longue durée. Là aussi, dans un entretien d’embauche, à qualification égale, on choisira celui qui est le plus capable de se situer lui-même par rapport au monde."

M. Liégeon tient à ce que la philosophie reste une matière obligatoire en terminale : "C’est le seul moment où elle s’adresse à tout le monde. D’ailleurs, ce n’est pas une discipline plus littéraire que scientifique." Par-dessus tout, il est convaincu qu’il est inutile d’enseigner aux lycéens l’histoire de la philosophie : "Cela ne doit pas être un enseignement de connaissances à accumuler, mais au contraire une façon d’apprendre à mieux argumenter, quel que soit le sujet. Si le fait de savoir bien présenter ses arguments sert à quelque chose dans la vie, alors la philo sert à quelque chose."

Sur ce point, le professeur du lycée Rodin n’est pas en phase avec son illustre collègue Luc Ferry, professeur d’université, ancien ministre de l’éducation nationale, de 2002 à 2004, et auteur d’une vingtaine d’ouvrages philosophiques. Les tentatives de M. Ferry pour réformer l’enseignement de la philo se sont heurtées à la résistance du corps enseignant. Pour comprendre la spécificité française, explique aujourd’hui Luc Ferry, il faut remonter au lendemain de la Révolution : "Dès 1793, rappelle-t-il, émerge un grand débat sur les qualités requises pour être un bon citoyen et exercer le droit de vote : la philosophie est considérée comme un moyen de préparer les jeunes à l’exercice de la citoyenneté. A partir de la IIIe République, la philosophie est hissée au rang de discipline reine, qui couronne les études. Cette tradition républicaine perdure aujourd’hui."

"Ce que l’on attend de l’élève, c’est qu’il soit capable d’argumenter, d’exercer sa réflexion et son esprit critique", et cette conception, regrette l’ancien ministre, va de pair avec l’enseignement de grandes notions philosophiques (la vérité, la conscience, le désir, l’art...) "au détriment de l’enseignement de l’histoire de la philosophie et de ses grandes oeuvres". Les textes des grands auteurs ne sont utilisés que comme des "béquilles" pour favoriser la réflexion, et non comme des oeuvres dignes d’être étudiées en tant que telles. La philo sanctionnée par le bac ? Là aussi, Luc Ferry est critique : "Le fait que cette discipline relève d’un examen comme le baccalauréat me paraît très discutable."

Yves Eudes et Martine Laronche Article paru dans l’édition du 14.06.06

mis en ligne le vendredi 16 juin 2006
par ML



  
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