Etre Parent....

Être Parent ... Quelques pistes .... Arrêtez de culpabiliser !

Boris Cyrulnik

Pourquoi avons-nous si peur de rater l’éducation de nos enfants ? Faut-il brûler l’héritage de 68 ? Comment restaurer l’autorité parentale dans une société molle ? Les réponses du plus sage de nos psys

Le Nouvel Observateur.
-  Comment expliquez-vous ce paradoxe : les parents n’ont jamais accordé plus d’attention à l’éducation de leurs enfants. Ils ont lu tous les livres, regardé toutes les émissions. Et malgré cela, ou à cause de cela, ils n’ont jamais été aussi désemparés, angoissés par la peur de mal faire...

Boris Cyrulnik.
-  Il n’y a pas de progrès sans effet secondaire. Le progrès, c’est le développement de l’idée de personne en Occident depuis la Seconde Guerre mondiale. La priorité de l’existence n’est plus la survie du groupe, mais l’aventure individuelle. On assiste à une réorganisation complète des interactions à l’intérieur de la famille, du couple et dans les relations parents-enfant. C’est le moment où le mariage par libre choix, le « mariage d’amour », remplace le mariage arrangé. Les femmes travaillant, et n’ayant plus besoin économiquement des hommes, deviennent elles aussi des personnes, et on considère comme un crime le fait d’entraver leur développement. Auparavant, il y avait une dépendance organique du couple : face aux aléas de l’existence, la seule sauvegarde de l’un c’était l’autre. Désormais, le contrat de couple devient un CDD d’épanouissement mutuel. Tant que tu participes à mon épanouissement, et réciproquement, nous avons des raisons d’être en couple. Mais le jour où tu entraves mon aventure sociale tu romps le CDD ; nous n’avons plus de raison de rester ensemble.

L’enjeu du mariage arrangé, c’est la transmission. Il faut transmettre un bien, une terre, une religion, un métier, donc faire des enfants, un garçon de préférence qui perpétuera le nom et, surtout dans la société ancienne où l’assurance-vieillesse n’existe pas et où l’espérance de vie des hommes est beaucoup plus longue que celle des femmes, qui servira de « bâton de vieillesse ». Dans le mariage d’amour, l’enjeu prioritaire c’est le développement personnel - des parents d’abord, puis de l’enfant, et bientôt, grâce à la pilule, de l’enfant désiré et non plus subi.

N. O.
-  Avant, l’enfant était au service du projet familial. Désormais la famille est au service du projet pour l’enfant...

B. Cyrulnik.
-  Il y a trente ans, quand j’ai commencé, j’entendais des femmes me dire : Je vais donner un enfant à mon mari, il sera heureux. Aujourd’hui : Je voudrais donner un père à mon enfant. L’enfant est devenu le centre de la famille, alors qu’avant c’était le père.

N. O.
-  Cet enfant dont on découvre, avec Françoise Dolto, qu’il est lui aussi une personne...

B. Cyrulnik.
-  C’est en effet un stéréotype nouveau : l’enfant est une personne, le bébé est une personne. Et même le fœtus est une personne. On va voir, grâce à l’échographie, qu’en fin de grossesse il a déjà des comportements préférentiels. Et les parents sont enchantés de dire : celui-là va être footballeur, celle-ci sera danseuse... La technologie participe au mythe. Alors que dans la société archaïque il n’y a qu’une façon de se développer, celle prescrite par le clan, dans le monde moderne un enfant peut devenir mille personnes différentes.

N. O.
-  D’où la peur des parents de ne pas être à la hauteur ?

B. Cyrulnik.
-  Le progrès, c’est l’épanouissement des personnes. L’effet secondaire, c’est l’angoisse.

N. O.
-  D’autant que l’enfant est devenu un bien rare : quand le taux de natalité est de 1,8 enfant par femme, on n’a pas le droit de le louper...

B. Cyrulnik.
-  On le loupe de moins en moins du point de vue biologique. Du point de vue psychologique... je vous renvoie aux études des psychologues chinois sur les conséquences de la politique dite de l’enfant unique. Avant : 10 enfants par femme, des parents hébétés de fatigue, mais n’investissant pas les enfants. Une mortalité infantile énorme - jusqu’à la fin du xixe siècle, 1 enfant sur 2 mourait dans la première année. Dès l’instant où la loi sur l’enfant unique a été votée, ces enfants ont été surinvestis...

N. O. - Les « petits empereurs »...

B. Cyrulnik. - ...et, en une génération, on a vu exploser le nombre d’enfants obèses, suicidaires, tyranniques. En France, les études sur l’enfant préféré donnent sensiblement les mêmes résultats.

N. O. - Toute la responsabilité de l’éducation se concentre sur le couple papa-maman - ou maman toute seule. Faut-il regretter la famille traditionnelle élargie, avec ses grands-parents, oncles, tantes, cousins ?

B. Cyrulnik. - Dans notre société en grumeaux, chaque famille vivant isolément dans son F3, il y a peu d’entraide. Si un tuteur casse - mort d’un parent, maladie mentale... -, tout le monde de l’enfant s’effondre. Grâce au progrès social les adultes vivent beaucoup mieux ; ils ont l’eau courante, la salle de bains. Ils n’ont plus à subir la promiscuité. Ils sont plus heureux. Mais en échange ils ont perdu les voisins et les cousins. Et les enfants, eux, sont moins heureux. Moins bien tutorisés. Ils ont beaucoup moins d’amis de leur âge. Et, comme les parents travaillent tous les deux, personne pour s’occuper d’eux. Les enfants d’aujourd’hui grandissent dans des familles hypertechniques, hyperabsentes, où les connaissances sont plus grandes que jamais et les performances, plus faibles que jamais, car le livre sert de prothèse à la défaillance de l’éducation au corps à corpss. Quand j’étais enfant, toutes les jeunes femmes savaient s’occuper d’un enfant. Elles l’avaient vu faire autour d’elles. Les grands-mères étaient d’excellentes cliniciennes : elles savaient identifier une diarrhée, repérer les signes de déshydratation... Aujourd’hui les mères doivent faire appel à un pédiatre, ou à un livre : on a mis de la technologie là où il y avait de la sensorialité. La relation avec l’enfant se technicise, se professionnalise.

N. O. - Être parent devient dès lors un métier. Au sens où Freud disait : « Il y a deux métiers impossibles, gouverner et éduquer ; dans les deux cas, on est condamné à échouer. » Car il n’y a pas d’individu parfait ; aucun enfant ne peut être à la hauteur des attentes de ses parents...

B. Cyrulnik. - C’est en effet ainsi qu’on crée l’angoisse et les psychotraumatismes. D’abord on va rendre le père et la mère conscients de tout - si vous faites ça, disent les livres, il se passera ça ; si vous êtes trop comme ci, ou pas assez comme ça, cela produira tel dégât. Ensuite on va les mettre dans l’incapacité d’agir ou de parler pour réparer ce qu’ils ont provoqué.

N. O. - Mais ils peuvent agir !

B. Cyrulnik. - Non, ils sont de plus en plus dans la prise de conscience, de moins en moins dans la décision comportementale. Ils partent le matin, rentrent tard le soir, passent de moins en moins de temps avec leurs enfants. Ils ne peuvent plus donner la fessée - ce qui est une bonne chose -, il y a même des pays où elle est légalement interdite. Et quand ils parlent, ils ont de plus en plus de mal à se faire écouter. C’est le cycle prise de conscience, impuissance, culpabilisation. Ce sont d’abord les mères qui se sont senties coupables parce qu’elles travaillaient. C’est un peu moins vrai aujourd’hui. Mais les pères désormais sont inclus dans la culpabilité.

N. O. - Les psys ne portent-ils pas ici une responsabilité énorme ? La vedette des années 1960-1970, popularisée par les émissions psys et les magazines féminins, ce fut le traumatisme. Attention, vous allez le (la) traumatiser ! D’où cette inhibition de l’action dont vous parliez...

B. Cyrulnik. - Jusqu’au début du siècle dernier, l’apprentissage de la souffrance est une valeur éducative. Car les conditions de vie et de travail sont telles que si un homme ne supporte pas la souffrance, il est méprisé. A partir de là, la notion de maltraitance est impensable. Fouetter un garçon, lui taper sur les doigts, c’est moral. C’est bien. Il faut l’endurcir. De même on pense qu’il est bon d’entraver le développement d’une femme, sinon elle va exprimer sa personnalité, elle va faire l’amour avec qui elle veut.

Avec les années 1960 et le développement de la littérature psychologique, ou plutôt psychanalytique, on voit changer les stéréotypes. Avant on usait d’une métaphore végétale, bonne graine, mauvaise graine. On est dans l’inné, le biologique. C’est une métaphore raciste. Une mauvaise graine, c’est un enfant de mauvaise qualité. Qu’est-ce qu’on fait d’une mauvaise graine ? On l’arrache. Cette vision va être battue en brèche par les premiers travaux sur le rôle de l’affectivité dans le développement.

N. O. - A partir des années 1960, on range le martinet. Il n’y a pas de mauvaise graine, seulement des enfants qui n’ont pas été assez aimés. Les maîtres mots désormais sont dialogue, écoute... Le tort de la génération 68 n’a-t-il pas été de refuser le conflit, de croire qu’on pouvait élever les enfants sans conflit ? De ne pas oser dire non ?

B. Cyrulnik. - Alors qu’avant guerre on se méfiait beaucoup des débordements affectifs (attention, disait-on, vous allez le gâter !), on voit se développer dans les années 1950 toute une école psy qui associe l’idée d’autorité au nazisme. Ce courant a culminé autour de 1968 avec diverses théories - je pense à Marcuse ou à la redécouverte de Reich - faisant l’apologie du désir et expliquant que toute autorité était génératrice de frustrations, donc de violence. C’est le contraire qu’on a observé : c’est-à-dire que le désir, non structuré par l’interdit, est une forme de violence. Le conflit, quand il est gouverné, a une fonction structurante, comme l’interdit. A condition que ce ne soit pas une amputation de la personnalité.

Je suis frappé de voir qu’on assiste aujourd’hui à un retour de l’internat. Et de plus en plus ce sont les adolescents eux-mêmes qui le réclament. Parce que ça les aide à lutter contre l’angoisse incestuelle - je ne parle pas de l’acte, mais d’une trop grande proximité affective avec papa-maman. C’est la famille fusionnelle : je suis tellement bien avec papa et maman que je n’ai pas la force de m’en détacher ; j’ai peur de la société, où il y a des relations de conflit, de rivalité, où il faut se battre. Je suis bien avec papa-maman et je leur en veux parce qu’ils ne m’ont pas donné la force de les quitter. L’internat sert alors de structure intermédiaire permettant aux enfants de lutter contre cette proximité angoissante et de quitter progressivement leurs parents pour se préparer à l’autonomie sociale. Avant, c’était la rue qui jouait ce rôle de sas. La bande, qui mettait en contact avec d’autres gens, d’autres cultures, d’autres milieux. Mais dans la société atomisée le pouvoir socialisateur de la rue, ou du quartier, du village, tend à se perdre.

N. O. - Aujourd’hui, le balancier est reparti dans l’autre sens. On fait le procès de 1968, et les psys sont les premiers à dire : Attention, on a délégitimé la parole de l’adulte, il est temps de réhabiliter la loi, l’autorité. Pourquoi ?

B. Cyrulnik. - Il y a en effet un retour de la loi. On a vu arriver une génération élevée selon les principes de Reich, ou du fameux docteur Spock (qui a d’ailleurs fait machine arrière et reconnu qu’il avait dit de grosses bêtises). Et cela a créé des catastrophes comportementales. Je vois souvent en thérapie des enfants de parents trop gentils. Leur phrase type c’est : mes parents se foutaient pas mal de moi, je pouvais faire tout ce que je voulais. C’est-à-dire que l’idéologie de la liberté a été éprouvée par ces enfants comme une carence affective. L’absence d’interdit crée un flou terriblement angoissant. Tandis que l’interdit a pour fonction de structurer l’affectivité. C’est parce que je t’aime que je te dis : tu peux faire ça, tu ne peux pas faire ça.

N. O. - On sent même, chez certains de vos confrères, comme une nostalgie du temps où le père faisait la loi à la maison...

B. Cyrulnik. - La disqualification des pères est une réalité. Les femmes ont pris une telle place affective et sociale que certains groupes psys, retrouvant le vocabulaire lacanien, veulent revenir à la « loi du père ». Je ne crois pas, pour ma part, qu’il soit possible, ni souhaitable, de revenir au père à l’ancienne. L’autorité, la loi ne doivent plus être sexuées. Les hommes ont le droit d’être affectueux. Et les femmes ont le droit d’énoncer la loi. Le père napoléonien avait une autorité dite naturelle parce qu’elle lui était donnée par le contexte technique et sociologique. Jusque dans les années 1950, c’étaient les muscles des hommes qui fournissaient l’énergie nécessaire au fonctionnement de la société. Quand le niveau technologique est faible, l’énergie sociale est produite par la force physique ; en contrepartie de leur souffrance physique, les hommes se voient reconnaître une autorité symbolique forte. Quand j’étais enfant, un homme gros était considéré, c’était un homme sécurisant, c’était celui qui pouvait relever la charrette si elle se renversait. Les pères étaient des héros familiaux. Et les femmes leur étaient totalement asservies. Ce n’est plus vrai deux générations après. La force musculaire n’est plus une valeur - sauf au rugby ou à la boxe, dans le spectacle sportif. Ce sont les technologies - chimie, informatique, etc. - qui façonnent désormais notre environnement social. Dans cette écologie artificielle, les femmes sont tout aussi compétentes que les hommes. Quand les féministes ont assassiné le père napoléonien, dans les années 1970, elles lui ont enlevé un pouvoir qu’il ne tenait plus que par usurpation. Il y a eu là un moment de flottement. On n’a pas su répartir l’autorité. Les mères ont démoli l’autorité des pères, mais sans partager l’influence qui permet l’autorité. Encore une fois, quelqu’un n’a de l’autorité que si on lui donne la permission. Sinon c’est un tyran. Il faut qu’autour de lui sa femme, la société disent : c’est ton père, il a le droit de dire la loi. A quoi il faut ajouter désormais : ta mère aussi a le droit de dire la loi.

N. O. - Faut-il incriminer la famille recomposée ?

B. Cyrulnik. - On a tort d’opposer la famille recomposée à la famille dite traditionnelle. Jusqu’à la découverte de la prophylaxie de l’accouchement, les femmes mouraient jeunes - au xixe siècle, c’était à 36 ans en moyenne - et beaucoup d’hommes se remariaient. Avant la Première Guerre mondiale, 1 enfant sur 2 seulement était élevé par ses deux parents biologiques. Et la guerre a laissé 12 millions d’orphelins. Le modèle papa, maman, la bonne et moi n’a donc vécu que quelques générations. Avant les familles étaient recomposées pour des raisons de mort ou de maladie, aujourd’hui pour des raisons d’épanouissement personnel.

N. O. -Les parents se voient sommés par le discours ambiant - y compris celui des politiques - de faire preuve d’autorité. Mais comment exercer son autorité quand on l’a perdue ?

B. Cyrulnik. - L’autorité est acceptée quand il y a une relation d’emprise. Longtemps, les capitaines de bateau ont été les seuls maîtres à bord après Dieu pour une raison simple : c’étaient les seuls à savoir lire les cartes marines. Dès l’instant que le savoir est partagé, ce qui est le propre de la démocratie, les relations d’emprise ne sont plus acceptables, et le pouvoir est contesté. Dans « l’Enfant chef de la famille », le psychiatre Daniel Marcelli montre que la technologie fait de nos enfants nos égaux, et parfois nos supérieurs. C’est un événement considérable, car la transmission est au cœur de l’éducation. Or nous leur transmettons de moins en moins de choses - ou alors des valeurs venues de Mars. Hier les hommes élevaient les garçons, et les femmes élevaient les filles. C’était un apprentissage, on transmettait un modèle comportemental. Les filles apprenaient comment s’occuper d’un bébé. Les hommes transmettaient un métier, un savoir-faire d’ouvrier, de paysan, de charpentier de marine... Aujourd’hui ces savoirs sont sans valeur. Il n’y a plus que les enfants d’enseignants qui deviennent enseignants.

N. O. - Est-ce parce que l’autorité parentale s’est affaiblie ? On a l’impression que le vieux conflit de génération s’est apaisé...

B. Cyrulnik. - Vous voulez dire que la crise de l’adolescence a disparu ? C’est en partie vrai. En 1968, il fallait se dresser contre ses parents. Aujourd’hui, selon une enquête récente, 10% des adolescents sont en détresse grave ; 30% sont en conflit intermittent avec leurs parents, quelques heures par semaine ; les autres grandissent en se soumettant non pas à la loi des parents mais à la loi de la société. Peut-être que la loi maintenant est énoncée par d’autres que les parents.

N. O.- Et pourtant nous continuons de vivre sur le postulat selon lequel l’éducation parentale joue un rôle décisif dans le développement de la personnalité. Les enfants deviennent-ils ce que nous en faisons ?

B. Cyrulnik. - Il y a quelques générations, on savait ce qu’on transmettait : un nom, un bien, une terre, un métier, une religion, une culture. La famille disait : tu auras telle religion, tu te marieras à tel âge, tu auras des enfants. Aujourd’hui, la transmission est plus psychologique. L’essentiel se transmet à notre insu : une angoisse, des représentations qui influent sur le tempérament - anxieux, gai, indifférent. On transmet beaucoup de choses, mais pas ce qu’on croit.

Les enfants sont de moins en moins pétris par leurs parents. Leur éducation passe de plus en plus par la radio, l’image, le cinéma, etc. Toutes les études démontrent que les images ont un pouvoir de façonnement émotionnel et intellectuel énorme. Les garçons ont un modèle d’apprentissage de la sexualité où la violence est une vertu. Les adolescents vivent dans une culture dissociée où d’un côté on leur dit que la violence, c’est mal, de l’autre on leur inculque des modèles d’une extrême violence.

N. O. - Mais alors que dire au père, à la mère, qui voit ses enfants déraper dans la drogue ou la violence et qui demande : Qu’ai-je fait de mal ? Quelle erreur ai-je commise ? Regardez les parents battus. Ce ne sont pas forcément des parents démissionnaires...

B. Cyrulnik. - Non.

N. O. - Ni violents...

B. Cyrulnik. - Au contraire. Il y a un profil type : ce sont des parents âgés, dévoués, trop gentils. Anormalement gentils. Sans autorité, et même volontairement sans autorité. Beaucoup d’avocats, de médecins... Peu de prolos ou d’immigrés. Il y a une structure affective autour de l’enfant qui fonctionne comme une prison affective et qui fait que l’adolescent, à l’âge où il a besoin de conquérir son autonomie, va se retourner violemment contre ses parents. La phrase que j’ai entendue cent fois : C’est un ange à l’extérieur et un démon à la maison. Un ange à l’extérieur parce qu’il a peur du monde extérieur. Un démon à la maison parce qu’il considère que c’est lui le roi. Le fait de ne pas avoir énoncé la loi, de ne pas avoir structuré l’univers affectif de ces jeunes en a fait des tyrans domestiques.

Je travaille avec des Marocains sur la personnalité des terroristes. Pratiquement tous ont été bien élevés ; ils ont eu un gentil papa, une gentille maman. Le milieu familial est si bien organisé que les enfants ne peuvent s’identifier, car les parents, dans leur désir de bien faire, résolvent les problèmes à leur place. Je ne peux découvrir ce que je suis, ce que je veux, ce que je vaux qu’en me mettant à l’épreuve par des comportements ordaliques. Les garçons chercheront le risque dans la drogue, le terrorisme... Chez les filles, le scénario comportemental est le même, mais la prise de risque passe par la sexualité. Effet secondaire de la famille tragiquement nucléaire.

N. O. - Récapitulons : enfant rare, famille autocentrée, obsession éducative, exigence de performance débouchant sur la frustration... c’est le scénario d’une superbe névrose collective. Comment en sortir ? Quel discours tenir aux parents angoissés ?

B. Cyrulnik. - Je leur dirais d’abord : arrêtez de culpabiliser. Ne cherchez pas à être un parent parfait. L’imperfection parentale est une source de conflit qui aide les enfants à prendre leur autonomie : il va falloir que je me débrouille tout seul, car je ne peux pas attendre tout de lui. Les gens désireux d’élever trop bien leurs enfants cachent leurs propres souffrances pour ne pas les faire souffrir. Je pense à cette phrase d’un patient, reprochant à son père de lui avoir caché un passé douloureux : « Je t’aurais aimé avec ta blessure. » Avouer son imperfection à un enfant, c’est l’aider. En voulant être parfaits, les parents cachent les zones d’ombre de leur personnalité, les faiblesses, les lâchetés, les échecs, et les enfants se développent au contact de parents troués. Or ils ont besoin de parents entiers, pas de parents parfaits. Ensuite, ne soyez pas des parents seuls. Même si vous êtes généreux, courageux, vous allez faire une prison affective. Ayez des amis, des proches, construisez un système à polyattachement, de façon que lorsque vos enfants auront des conflits avec vous - car ils en auront forcément - il auront toujours un cousin, un oncle, une tante vers qui se tourner. Il faut tout un village pour élever un enfant, dit un proverbe africain. On n’élève pas un enfant seul. Je dirais enfin qu’il faut que la société, la culture environnante, le cinéma, la littérature travaillent à modifier les stéréotypes pour redonner aux pères autant qu’aux mères une autorité désexualisée.

N. O. - Au fond, vous plaidez contre les illusions de la toute-puissance pour une parentalité relative...

B. Cyrulnik. - Absolument. Ne soyez ni parfaits, ni seuls, ni tout-puissants !

Boris Cyrulnik, 66 ans, psychiatre et éthologue, vit à La Seyne-sur-Mer. Auteur de nombreux ouvrages, dont « le Murmure des fantômes » (Odile Jacob, 2003), il est connu pour ses travaux sur les interactions affectives et la « résilience » : la réparation des grands blessés de l’existence. Nouvel Observateur 19 février 2004


Dur, dur d’être parent Jamais les parents n’ont accordé autant d’attention à l’éducation de leurs enfants. Ils lisent tous les livres, regardent toutes les émissions. Pour ne pas traumatiser le tout-petit, blesser l’ado rebelle. Mais à vouloir trop bien faire, ils se sont laissé envahir par le doute : ai-je été assez ferme ? Ai-je su entendre sa souffrance ? A ces nouveaux parents en plein désarroi que décrit Jacqueline de Linares, Boris Cyrulnik, dans un entretien avec Claude Weill, adresse un message : arrêtez de culpabiliser ! Renoncez à être parfaits ! C’est le meilleur service que vous puissiez rendre à vos enfants


« Mais qu’avons-nous fait de mal ? » La question est posée avec anxiété aux psys, aux écoutants téléphoniques d’Inter Service Parents, aux amis. « A quel moment me suis-je trompé ? », s’interroge ce père intello-rive gauche. Son ado, devenu mutique, boude le lycée. Dans des moments de colère, il renverse des meubles à la maison. « En quoi suis-je fautif ? », demande ce cadre supérieur connu dans sa ville en province. Son fils est devenu une terreur à la maison. Et il est embarqué dans un réseau de trafic de cannabis. Même quand les enfants ne vont pas trop mal, on s’interroge. Pourquoi n’avons-nous pas réussi à leur transmettre nos « fondamentaux » ? On peine à reconnaître sa descendance dans ces petits consommateurs frénétiques de vêtements de marque et d’émissions de télé qu’on juge débiles ? « Qu’est-ce qui a cloché ? », s’inquiète cette mère. Une femme cultivée, rigoureuse. Elle ne retrouve pas ses valeurs dans sa fille Claire, 15 ans (1), brillante élève pourtant : « Elle ne tient pas compte des autres, elle va au lycée quand elle veut, elle n’a aucun sens du collectif quand on part en vacances avec des amis. » Et ces jeunes médecins, si peu matérialistes : comment ont-ils pu engendrer ce charmant Alexandre qui, à 11 ans, représente déjà un beau cas de fashion victim ? Être parent aujourd’hui, c’est s’interroger à l’infini. Cultiver le remords. Certes Freud le disait déjà : une éducation, c’est de toute façon toujours raté. Mais à l’époque, on élevait sa progéniture sans y penser. Aujourd’hui, on passe son temps à se regarder être parent. Et à douter.

Pour un oui ou pour un non, on emmène son enfant chez le psy. Compulsivement. Mon enfant est agité ? Le psy. Il a des difficultés scolaires ? Le psy. Il est introverti ? Le psy. C’est la question rituelle entre copines : « Tu crois que je devrais l’emmener chez le psy ? » Résultat : la clientèle des psys s’élargit bien au-delà de jeunes atteints de pathologie sérieuse. Le psy, boussole des parents dans un monde sans repères et sans normes ? « Beaucoup de parents viennent nous demander des recettes éducatives qu’ils devraient chercher du côté du philosophe ou du sage », répond l’un d’entre eux. Et voilà que les instits, soucieux de bien faire, s’y mettent aussi. Pauline, 11 ans, ne joue pas à la récréation. « L’instit nous a conseillé de lui faire rencontrer un psy », racontent Valérie et Christophe. Après quelques séances, Pauline va bien. Mais avait-elle jamais été mal ? En tout cas, ses géniteurs, des parents modèles selon leurs proches, ont perdu leur belle insouciance.

Etre parent aujourd’hui, donc, c’est ramer. Avant, on faisait comme les générations précédentes et ainsi allaient les choses. De nos jours, on n’a plus de modèle, il faut réinventer le job à chaque instant. Pas étonnant, après tout, dans un monde si incertain. La famille élargie est dispersée, on échoue fréquemment dans son couple (40 divorces pour 100 mariages), on se retrouve souvent dans une famille recomposée, ou parent seul (quelque 13% des familles avec un enfant de moins de 15 ans). Sans compter que le travail n’est jamais complètement assuré : les journées sont trop remplies, les emplois du temps déstructurés. « Les mères qui travaillent sont-elles coupables ? » (2), interroge, pour finalement les rassurer, la psychanalyste Sylviane Giampino. Pourtant, tout cela ne suffit pas à expliquer ce sentiment si répandu chez les parents d’être toujours fautifs, de ne jamais en faire assez.

A cette quête dévorante de perfection, il y a d’autres raisons qui sont très bien analysées, dans le livre subtil et passionnant du psychanalyste pour enfants et adolescents Daniel Marcelli, « l’Enfant, chef de la famille » (2). Cette inquiétude parentale vient, selon lui, de la nouvelle place qu’on assigne à l’enfant. L’enfant est roi, mais pas seulement parce qu’il est rare. Dans une société où les couples sont fragiles, c’est lui qui est devenu le pivot familial, le « garant de la continuité affective et émotionnelle ». De fait, plus que le lien conjugal, c’est désormais le lien de filiation qui constitue la famille. Et l’enfant doit donner du sens à nos vies, fonder nos identités. En ce sens, il devient le chef de la famille. Alors à cet enfant devenu si important, il faut des parents rien moins que... parfaits. « Autrefois, on avait peur de ne pas être à la hauteur de ses parents », remarque Daniel Marcelli. Aujourd’hui, les choses s’inversent. On redoute ne pas être à la hauteur de... ses enfants. Pis. On se paralyse soi-même de crainte de perdre leur amour. On n’ose rien leur imposer. On négocie. On marchande. D’autant plus qu’on est fatigué par le boulot, par la vie. La peur de déplaire à ses enfants et, quand ils grandissent, le refus du conflit sont, d’après les psys, un mal très contemporain. Et ravageur. Il insécurise l’enfant. Il ne l’encourage pas à prendre son autonomie. Il empêche les parents de poser limites et interdits. Il amène chaque année dans les écoles maternelles de nouveaux tout-petits « absolument pas cadrés », comme dit cette institutrice de maternelle. Elle a encore en mémoire « ce petit bonhomme de 5 ans, incontrôlable, proclamant qu’il pouvait faire tout ce qu’il voulait, c’était son père qui l’avait dit ».

Parents, détendez-vous ! Rappelez-vous que pour un enfant avoir des parents parfaits, c’est très lourd. Cela l’oblige tacitement à être épanoui, heureux, puisque c’est l’objectif fixé. Chacun sait que c’est très difficile d’être heureux. « Tu sais, tu as même le droit d’être malheureuse », dit souvent à sa grande fille cette mère qui a de l’humour. Et puis, dans le même élan, les parents ont une obsession : faire éclore ses potentialités. Avec parfois un zèle digne des entraîneurs de gymnastes est-allemands. Tâche harassante pour les parents, tellement appliqués qu’ils finissent par avoir une vision quasi mécanique de l’enfant. « Comme s’il était doté d’un logiciel cognitifet développemental se déployant suivant un schéma fixé d’avance », dit Marcelli. Nathalie Isoré, la psychologue qui dirige le Café de l’Ecole des Parents à Paris (voir encadré ci-contre), doit apaiser les ardeurs de ces adultes prêts à bourrer l’emploi du temps des petits, simple prélude à l’épuisante course à la réussite scolaire. Danse orientale, judo, trompette, décryptage de hiéroglyphes... « J’ai expliqué à un père qui cherchait frénétiquement un cours d’anglais pour son enfant de 2 ans que ce n’était peut-être pas nécessaire », raconte-t-elle.

Une autre idéologie destructrice ne facilite pas la tâche des parents : « L’individualisme contemporain qui indifférencie les rôles de chacun dans une famille », selon Marcelli. Il se crée une sorte de symétrie parents-enfant très gênante. C’est l’enfant qui refuse d’aller se coucher en disant à son père : « Pourquoi moi j’irais dormir puisque tu ne vas pas te coucher ? » Cette mère seule, informaticienne à Paris, a supprimé le téléphone fixe dans l’appartement et acheté deux mobiles, l’un pour elle, l’autre pour son fils de 10 ans. « Comme ça, on a chacun notre indépendance », dit-elle triomphalement, comme si elle parlait d’un conjoint ou d’un colocataire. Très vite, il est apparu que le petit Olivier n’aime pas sa vie d’adulte et adore « squatter » chez les copains traités, eux, comme des enfants par leurs parents. Ainsi dans les familles on finit par ne plus savoir qui est le parent de qui. Cette femme n’hésite pas à passer la nuit dans le lit à barreaux de sa petite. Et ce bébé trône tous les soirs dans le lit conjugal sous le regard émerveillé de sa mère. Mais le papa a fini par se lasser et aller dormir sur le divan du salon. Des cas extrêmes ? Peut-être. Mais révélateurs de l’air du temps. Comment s’y retrouver ? Quand l’enfant est petit cela prête à sourire. C’est plus tard, à l’adolescence, que le sentiment d’in-sécurité s’exprime : « Le jeune découvre que ses désirs se heurtent à des limites », dit Hélène Bidard, psychologue à Parentèle, une association brestoise d’aide aux parents. Et tous les professionnels de l’écoute des familles déplorent le nombre croissant de parents battus, d’ados en rupture scolaire sur lesquels les parents n’ont plus prise.

Du coup, aujourd’hui, le message des psys « Osez vous affirmer comme parents » apparaît comme libérateur. Quand il a publié « Parents, osez dire non ! » (2), un livre simple et concret, il y a huit ans, le psychanalyste d’enfants Patrick Delaroche a lui-même été surpris du succès. « J’ai parcouru la France devant des salles pleines à craquer de centaines de personnes. » Depuis, « les livres développant peu ou prou la même idée se multiplient », note Colette Barroux, qui dirige la revue « l’Ecole des parents ». « Des adultes viennent me demander le feu vert pour jouer leur rôle de parent », explique le psychanalyste pour enfants et adolescents Patrice Huerre. « Quand je dis à ce père qu’il peut tout à fait exprimer sa désapprobation à l’égard de son fils de 14 ans lorsqu’il rentre à 2 heures du matin sentant l’alcool, je perçois un énorme soulagement. » Ne serait-ce qu’à cause du titre, son dernier livre « Arrête de me parler sur ce ton ! » (3) risque, lui aussi, de connaître un certain succès.

Sommes-nous en passe d’assister au grand retour de l’autorité ? Pas du tout, répondent unanimement les psys. Ou du moins pas l’autorité à l’ancienne, hiérarchique, venue d’en haut. Elle ne fonctionnerait plus. Les formidables acquis des relations parents-enfants de ces trente dernières années sont irréversibles. Mais les psys plaident pour inventer une nouvelle forme d’autorité. Il s’agit, selon Daniel Marcelli, d’une attention vigilante du parent. Elle n’impose pas le passé comme modèle. Surtout, elle enraye cette pernicieuse symétrie parents-enfant pour reconnaître que les besoins de l’enfant et des adultes ne sont pas les mêmes. Elle aborde l’enfant comme une personne mais une personne inachevée, encore immature. Pour définir cette attitude, Daniel Marcelli propose un néologisme moins moralisant que « bienveillance », moins répressif que « surveillance ». Il a construit le mot : bonneveillance. Voici un nouveau défi pour les parents : faire vivre ce concept.

(1) Les prénoms ont été changé. (2) Albin Michel. (3) En collaboration avec Laurence Delpierre, Albin Michel.

Psychiatre et psychanalyste pour enfants et adolescents, Daniel Marcelli est chef du service de psychiatrie infanto-juvénile au CHU de Poitiers. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et essais notamment sur l’adolescence.

Un téléphone de secours Une mère s’inquiète. Son fils va mal parce qu’il a une dette de cannabis avec un dealer qui le menace. Elle a payé la dette et pense avoir eu une attitude « éducative » en demandant à son fils de travailler pendant les vacances pour la rembourser. Pas de démarche à la police. Malgré tout, elle doute. Alors elle a téléphoné à Inter Service Parents. « Notre rôle est de l’aider à clarifier ce qui la perturbe, raconte Chantal de Corbière, responsable des plateaux téléphoniques d’Inter Service Parents. En parlant avec nous, elle découvre qu’elle s’est située à la place de son fils adolescent et non à une place de parent adulte protégeant son enfant, et osant ne pas entrer dans le pacte du dealer. » Le succès d’Inter Service Parents ne se dément pas et donne la mesure de la demande. 23000 entretiens téléphoniques sont réalisés dans l’année « malgré une diffusion modérée du numéro », note Chantal de Corbière. Suivant le type de demande, la personne appelante est mise en relation avec des psychologues, des juristes, des conseillers d’orientation ou des conseillers dans les domaines loisirs et social. Les parents ont décidément besoin de parler et d’échanger. Au Café de l’Ecole des Parents, boulevard Voltaire, à Paris, ils peuvent le faire librement, simplement. Avec des psychologues ou entre parents, avec ou sans animateurs. Ils se retrouvent pour parler de la crise d’adolescence ou de la phase d’opposition du tout-petit. Une mère vient chercher des tuyaux pour trouver une pension pour ses enfants. Depuis qu’il a ouvert, le Café de l’Ecole des Parents connaît un succès foudroyant. En quatre ans, il est passé de 4500 à 8900 visiteurs. Un peu plus loin sur le boulevard : la Maison ouverte sur le modèle de la Maison verte chère à Françoise Dolto, lieu d’échange et d’accueil pour les parents accompagnés de leurs tout-petits.

Inter Service Parents : 01-44-93-44-93. Le Café de l’Ecole des Parents : 162, boulevard Voltaire, 75011 Paris ; 01-43-67-54-00. La Maison ouverte : 164, boulevard Voltaire, 75011 Paris ; 01-44-93-24-10.

Parents-enfants : quand est-ce qu’on parle ?

Dans nos journées coups de vent, dur, dur de trouver le temps d’un tête-à-tête avec les enfants ! Alors, le repas du soir ensemble, pas question d’y renoncer ! C’est un moment privilégié pour communiquer. Pour eux (pour nous aussi), rien ne remplace de vrais échanges.

Communiquer en famille, les psys sont unanimes, c’est essentiel. Avec la mère, de façon sécurisante, sensorielle. Avec le père, pour s’ouvrir au monde. Avec les frères, oncles, cousins, pour l’humour. " Cela tisse la trame du cerveau et laisse une empreinte ", affirme la pédiatre Edwige Antier *, qui prône une communication constante, depuis le ventre maternel jusqu’au départ des enfants (23 ans en moyenne aujourd’hui) : chansons et mots tendres susurrés au fœtus, jeux partagés avec bébé, histoires du soir dont tout enfant a besoin, au moins jusqu’en sixième.

Si un enfant sur cinq a du mal à comprendre un texte à l’entrée au collège, c’est dû, selon elle, au manque de communication. À l’heure où disparaît le modèle familial hérité du XIXe siècle, où 40 % des naissances françaises ont lieu hors mariage, où les rites se perdent et les générations se confondent, où les familles monoparentales sont en expansion, où les divorcés ne parviennent pas toujours à maintenir le couple parental dont a besoin l’enfant, comment trouver encore les mots ?

" Le dialogue en famille est plus précieux que jamais, répètent les psys. Il est le contrepoids à l’avalanche anarchique de stimulations extérieures. Un enfant a besoin de repères, d’habitudes, de rites. " Dans la famille protéiforme d’aujourd’hui (nombreuse, à un enfant, classique, recomposée, monoparentale, ayant adopté, travaillant à domicile, ou loin), peut-on encore communiquer ? " On se parle beaucoup plus qu’autrefois, dit Edwige Antier. On est même dans une explosion de communication. En fait, on est passé du silence au désordre ! "

L’ouverture d’esprit a remplacé le " On ne parle pas à table " de nos grands-parents. Plus précieux que jamais : le dialogue affectif. Celui qu’on trouve chez soi, avec les siens. " Sans lui, nos enfants deviendraient aussi froids que des robots. " Mais où trouver le temps, dans nos vies individualistes, nos rythmes effrénés ? Aux repas du soir, en week-end, en vacances.

Car, notre enquête l’a montré et c’est réconfortant, on aime toujours se retrouver. Malgré la télévision qui génère, parfois, de bons débats. Si le petit déjeuner pris en commun a quasiment disparu, si le goûter reste un luxe accessible aux parents travaillant à domicile ou à temps partiel, si le reste de la journée, au mieux, on se croise, le dîner, lui, n’a jamais été autant à l’honneur. À tout âge, qu’on se l’avoue ou non, on tient à ce rendez-vous.

Même les ados, si, si. Ne les écoutez pas s’ils vous disent le contraire. En dépit de la télé et de l’ordinateur dans leur chambre (30 % des familles, déplorent les psys), des jeux vidéo ou d’Internet dont on s’extrait à grand-peine, de ce maudit téléphone portable qui n’en finit pas de nous couper la parole (y compris dans sa version sournoise, le vibreur...) et de ces textos qui ne remplaceront jamais une bonne conversation. " Beaucoup de parents sont en désarroi avec leurs adolescents mais ils devraient avoir confiance en eux-mêmes, en qui ils sont, en leurs valeurs, dit le psychiatre Patrice Huerre **, qui dirige la clinique universitaire Georges-Heuyer à Paris. Les parents posent des questions à leurs ados mais ne leur parlent pas d’eux, de leurs sentiments, de leurs émotions. Tout ce que le jeune a du mal à exprimer. "

On peut parler de son métier, sauf si c’est pour s’en plaindre tout le temps. Ce n’est pas parce que nos grands enfants nous font la gueule et nous critiquent qu’il faut laisser tomber le dialogue. Au contraire ! " Les parents, la famille restent pour eux la valeur première, explique Patrice Huerre. Même si ça les insupporte. Ils ont beau nous dire "Tu me prends la tête", si on ne leur parle plus, ils se sentent abandonnés. C’est leur paradoxe : comment se séparer sans rompre. Les conflits de communication, à cet âge, ça n’est pas mauvais signe. Ça leur permet de gérer leurs conflits intérieurs. "

À nous d’être patients, d’encaisser, de persévérer. De créer des tête-à-tête. Faire des courses ensemble par exemple, sans s’énerver... De " bricoler " en fonction de notre héritage, de notre propre adolescence. De tenir un cap moyen en demandant une présence non pas à tous les repas mais à ceux convenus ensemble. " Ces retrouvailles sont salutaires. L’adolescent veut faire connaissance avec ses racines. Il aime la convivialité. " D’où l’importance des repas élargis et des grands-parents.

" Ils leur parlent de l’adolescence de leurs parents. À une époque où tout s’accélère, le besoin de transmission est encore plus fort. " Il n’existe pas de modèle pour la paix des familles, résume Patrice Huerre. On ne perd jamais son temps quand on parle à son enfant, ajoute Edwige Antier. Tout est dit.

* Vient de publier " Vive l’éducation ! " (éditions Robert Laffont) et anime " Enfance " sur France Inter, le mercredi. ** Auteur de " Ni anges ni sauvages, les jeunes et la violence " (éditions Anne Carrière). Vient de publier, avec la journaliste Laurence Delpierre, " Arrête de me parler sur ce ton ! " (éditions Albin Michel).

Famille de province, parole équilibrée

Trois enfants de vingt et un, vingt et dix-huit ans. Père directeur d’une société de Bourse. Mère chargée de communication. Ex-Parisiens installés dans une grande ville de province depuis dix ans. " Sans communication, tout s’aggrave, dit d’emblée la mère, pro en la matière. D’autant que mon mari n’est pas français. " Julie, étudiante en psychologie, approuve. " On ne peut pas tout refouler. Mieux vaut extérioriser, le bon comme le mauvais. L’important, c’est d’être authentique. " Avantage de la province : on rentre déjeuner. " On a resserré notre éducation, on est plus disponibles et vigilants. À Paris, c’était plus laxiste. On profite mieux de nos amis, des grand-mères qui viennent séjourner. " Au dîner, ni télévision (excepté une émission dont on discute) ni téléphone. Une consigne paternelle qui vaut aussi pour la mère ! " Ils sont demandeurs de repas pris ensemble. Aucun sujet n’est tabou. On essaie d’équilibrer les temps de parole et de les voir un par un. Si on communique bien jeunes, cela reste pour la vie. " L’aîné a connu un an de dépendance aux jeux vidéo. " C’était horrible, se souvient sa mère. Quand il a arrêté, ça a été comme s’il reprenait sa vraie vie... " Autres lieux d’échanges : le sport et les voyages. " On marche beaucoup au bord de la mer. Les chemins de douaniers, c’est formidable pour se parler ! " Ni les enfants ni leurs parents n’ont envie de reprendre leur vie parisienne.

Familles monoparentales, parole intense et vraie

Deux filles de vingt et six ans. Mère dans la publicité. De retour vers 19 heures. " On s’écrit plein de textos et on s’appelle plusieurs fois par jour ! " L’aînée va chercher la petite à l’école. " J’ai eu ma première fille très jeune, mais nous ne sommes pas copines. On communique de façon directe, en respectant la vie de l’autre. On se fait des restos, on va au cinéma. " Marine, la cadette, leur parle le soir : " Quand je te dirai "Lumière d’étoile", tu pourras éteindre ! " Elle voit souvent son père, ses grands-parents. Seul reproche des filles à leur mère : " Elle est tout le temps au téléphone. Si elle pouvait, elle s’en grefferait un ! "

Véronique, dix-sept ans, Thomas, treize ans. Mère styliste. " J’ai gardé la jeune fille que mon fils connaît depuis ses quatre ans. Il bavarde avec elle. Les enfants savent qu’ils peuvent rentrer déjeuner. Quand j’arrive le soir, tout est prêt. On se retrouve pour dîner dans la cuisine, portables éteints. " Avec le garçon, le dialogue demande un effort. " Il a son monde, ses jeux vidéo. L’humour désamorce les disputes. On n’est pas obligés de parler de choses sérieuses. " Autre rituel : un voyage annuel, et les déjeuners du dimanche avec tante et grand-mère. " J’organise ma vie pour être là le soir. Sinon, ma mère ou ma sœur vient. Il y a une présence. "

Famille d’artistes à domicile, parole épisodique

Deux enfants de neuf et trois ans. Père écrivain. Mère cantatrice. Les enfants partis, les parents travaillent, l’un à sa page blanche, l’autre à sa voix. " On se soutient. " Déjeuner en amoureux pendant que les enfants sont à la cantine. " On n’a pas le droit de parler ", râle Isabelle devant ses parents éberlués. Depuis que la télévision est cassée, les enfants jouent davantage ensemble. En fin d’après midi, le ton monte. Le téléphone sonne, maman se prépare. " Travailler chez soi ne favorise pas la communication, reconnaît le père, qui a parfois du mal à se concentrer. Le bruit nous gêne. " Heureusement, il y a le dîner. " On met le téléphone sur répondeur. On prend une heure pour se voir. Les enfants nous racontent l’école. " " Moi, à table, je mange ", déclare Marc, qui ne mesure pas encore les bienfaits de la communication. " J’attends que les deux parents soient là, dit sa sœur. J’aime aussi qu’il y ait d’autres gens, ma grand-mère qui fait des blagues, celle qui m’aide. " Le dimanche, Isabelle prépare un brunch à ses parents. " Ils travaillent mais ils sont là. J’aimerais seulement qu’on joue plus ensemble. "

Famille nombreuse, parole rassurante

Six enfants de trente-deux à treize ans. Père ingénieur, mère employée à temps partiel. Les trois aînés n’habitent plus sur place. Le groupe reste soudé autour de maman. Voussoiement et règles strictes de politesse, gros mots prohibés. Lieu de retrouvailles : la cuisine. Papa reçoit dans son bureau. On est restés fidèles au rituel du goûter. " Comme dans ma famille ", fait la mère, nostalgique. " Parfois, on ne décolle plus de la cuisine jusqu’au dîner ! " Qui a lieu à sept heures et demie tapantes. Sans portables ni télévision. Au menu des discussions : copains, vacances pour les filles (jugées par André, dix-huit ans, " bavardes et faisant bloc avec maman ") ; politique, histoire et foot pour les garçons. " On peut parler de tout. On a nos codes. " Ils avouent inviter peu d’amis, se suffire à eux-mêmes. " On n’est pas obligés de faire des efforts ", dit Angèle, assistante d’édition, qui a son studio mais vient dîner au moins une fois par semaine. " " Je n’aime pas aller dans des familles différentes ", confie André. Sa sœur ajoute : " On reste ados. Aucun de nous n’est marié. Une famille fusionnelle donne de la force mais ne pousse pas à sortir et rend exigeant. "

Famille à enfant unique, parole omniprésente

Paul, dix-sept ans. Père architecte, mère traductrice. " Je ne trouve pas qu’être enfant unique soit un handicap, dit la mère. Si on a une vie professionnelle, sociale et amicale riche. Avec Paul, on se parle beaucoup, on partage nos expériences, on a toujours quelque chose à se raconter. " À la cuisine, le soir, sans télévision. Même si Paul ne peut s’empêcher de garder son portable à portée de regard. " Juste pour savoir s’il a sonné ! Ma mère s’exprime beaucoup, mon père est plus dans l’humour. Parler avec mes copains et en famille, c’est différent, j’aime les deux. Et aussi discuter de mes études avec ma grand-mère. " Les vacances, Paul les passe de plus en plus avec ses copains. Et avec les parents ? " À petites doses ! " S’il a son bac, il aura un studio dans l’immeuble. " On appréciera d’autant plus les repas qu’ils ne seront plus imposés... "

Famille recomposée, parole inventive

Trois garçons de trente-trois à dix-huit ans, d’unions précédentes. Père galeriste, mère publicitaire. Le plus jeune vit encore dans un loft de banlieue, avec son beau-père. " Je l’ai connu tout petit. On s’est adoptés. ", dit celui-ci. " Il a toujours répondu à mes questions, ça m’a aidé à grandir. "

Avec son père, chez qui il va le week-end, la communication est moins facile, reconnaît Antoine. Le dîner, c’est le rendez-vous quotidien. Quitte pour Antoine à retrouver ses copains après. " Mon beau-père et moi, on aime la rhétorique. On parle politique, économie, on refait le monde ! " Précision maternelle : " C’est une joute entre eux dont je m’éclipse. " Avec sa mère, Antoine communique par instants volés dans la cuisine, en mettant le couvert, lors d’un déjeuner pris sur le pouce. Autre lieu d’échanges : la voiture, sur la route de la campagne. Sujet peu abordé : le métier des parents. " Ça prendrait trop de place ", dit Antoine qui rentre et sort, en prenant soin de ne pas mélanger amis et famille. Sous l’œil vigilant de sa mère - " C’est moi qui vais voir les profs " - et celui plus distancé du beau-père - " Je l’aime autant qu’un père mais pas comme un père.

mis en ligne le lundi 7 mars 2005
par ML



  
BRÈVES

Free counter and web stats

Warning: file_exists() [function.file-exists]: Unable to access /mnt/152/sdc/c/1/ul.fcpe.rueil//inc-public.php3 in /mnt/115/sdb/c/1/ul.fcpe.rueil/mqu/log.php on line 61