Le bac, ce monument d’hypocrisie

Le bac, ce monument d’hypocrisie

Chaque année, l’Etat parvient, sans incident majeur, à gérer les dix épreuves (en moyenne) passées par quelque 600 000 candidats au bac. Pourtant, là n’est pas le véritable mystère du baccalauréat.

Le vrai mystère, c’est pourquoi cet examen provoque autant d’emballement médiatique et d’affolement dans les familles. Les parents devraient pourtant savoir qu’aujourd’hui 93 % des élèves entrant en terminale obtiennent le bac en un, deux ou trois ans et que le taux de réussite est... proportionnel au nombre de journées de cours perdues. Ce paradoxe s’est encore vérifié l’année dernière, où des centaines de lycées ont été fermés pendant plusieurs semaines en raison du mouvement anti-CPE et où un nouveau record a été établi : 82 % des candidats ont obtenu l’examen et, pour la seule filière générale, le taux de réussite se monte à 86,6 % !

On le voit, le baccalauréat, autrefois réservé aux enfants de la bourgeoisie ou de l’ancienne noblesse, ce « monument historique » , selon Jack Lang, est devenu, au fil du temps, un monument d’hypocrisie faisant croire aux jeunes et à leurs parents qu’il était le socle fondamental de l’égalité méritocratique des chances.

Que penser, en effet, de ce premier grade universitaire qu’obtiennent tous ceux, ou presque, qui le passent ? Soit que les élèves sont tous d’excellents éléments, soit que la possession du bac ne renseigne nullement sur les capacités que sanctionne cet examen. Qu’on en vienne aujourd’hui à douter de la capacité d’un bachelier à savoir écrire un petit texte, à structurer un exposé ou à effectuer des calculs simples en dit long sur le formidable mensonge délivré aux familles.

En fait, ce rituel médiatique permet d’échapper à l’analyse du mal qui gangrène l’Education nationale : l’absence d’une véritable vérification des connaissances fondamentales acquises et des moyens mis en oeuvre pour les acquérir. A cet égard, la réforme de l’Education nationale, peu mise en avant pendant la campagne présidentielle, est au coeur - on serait tenté d’écrire le coeur - du chantier qui permettra ou non à la France de rebondir et de gagner la bataille de la compétitivité et de l’emploi.

Et, puisque les résultats de cette élection présidentielle permettent, enfin, d’en finir avec le mythe du modèle français, comparons-nous aux autres, comme nous y invitent les analyses internationales des politiques d’éducation, des analyses destinées à mieux cerner les politiques « efficaces », un adjectif qu’il faut désormais faire entrer dans le vocabulaire courant.

Tout d’abord, un élève sur sept quitte le CM2 sans maîtriser les bases de la lecture et du calcul. En 2005, la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l’Education nationale a procédé à des évaluations nationales.

A la question : « Quel nombre faut-il ajouter à 25 pour trouver 100 ? » , le taux d’échec est de 28 %. Au fait de savoir combien font 876 multiplié par 34, le taux d’échec est de 53 %. Lors d’un test de lecture organisé en 2001 par le Boston College, les petits Français de CM2 se sont classés au dix-huitième rang, derrière la Bulgarie, la Lituanie et la République tchèque.

Ce retard, constaté à l’entrée en sixième, n’est jamais rattrapé. Selon le rapport des inspecteurs des Finances et de l’Education nationale remis au ministre du Budget fin 2006, les trois quarts des élèves du secondaire ne maîtrisent pas les programmes enseignés et 17 % sont « en grande difficulté » .

Les professeurs de l’association Sauver les lettres ont fait passer à leurs élèves une dictée du brevet des collèges datant de 1988. En 2000, un quart des copies a obtenu la note 0 (vingt fautes d’orthographe et plus). En 2004, c’est la moitié des copies qui pointe à 0. Publié en février 2007, un travail universitaire dirigé par Danielle Manesse, professeur en sciences du langage à l’université Paris-III Sorbonne nouvelle, montre qu’un élève de cinquième en 2005, soumis à une courte dictée de 83 mots, a aujourd’hui le même « niveau » qu’un élève de CM2 en 1987.

L’école n’est plus aujourd’hui capable d’assurer à la majorité des élèves qui lui sont confiés des mots suffisamment précis, des structures grammaticales suffisamment efficaces et des formes d’argumentation suffisamment organisées pour imposer leur pensée au plus près de leurs intentions et pour accueillir celle des autres avec lucidité et vigilance. Passer plus de douze années à l’école et « décrocher son bac » ne garantit en rien la maîtrise de ce qui conditionne notre capacité à vivre en société. Les enseignants de l’université le savent bien qui considèrent a priori que les étudiants qu’ils accueillent en premier cycle ne savent rien ou presque.

Le bac semble par contre garantir le prêt- à-penser qui a fait du « exprimez-vous ! » la tarte à la crème d’une démocratie dont on sait aujourd’hui qu’elle doit être participative. Le sujet d’invention, dernière-née des épreuves de français, et qui tend à remplacer dissertation et commentaire de texte, en offre la meilleure illustration.

C’est ainsi qu’en 2005 étaient proposés aux candidats en série technologique des extraits du « Mariage de Figaro », des « Misérables » ainsi que la chanson « Lily », de Pierre Perret, assortie de cette précision : « Pour cette chanson, Pierre Perret a reçu le prix de la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme. » Le sujet proposé à leur « invention » ? « Lily, un an après son installation à Paris, écrit à sa famille restée en Somalie. Elle dénonce l’intolérance et le racisme dont elle est victime. Vous rédigerez cette lettre en tenant compte des situations évoquées dans le texte de Pierre Perret et en développant l’argumentation de Lily. »

Marie-Christine Bellosta, maître de conférences à l’Ecole normale supérieure, s’insurge : « La meilleure note ira au candidat qui aura le mieux dénigré son pays » et s’interroge : « La discipline " français " existe-t-elle encore ? Ou n’est-elle que l’occasion de vérifier des connaissances d’autres disciplines (ici, l’instruction civique) ou des convictions politiques et sociales qu’on veut ériger en consensus ? »

Avoir le bac aujourd’hui n’est donc ni un exploit ni une garantie d’avenir. C’est devenu un « examen mou » pour concrétiser un « enseignement mou ». C’est devenu aussi la seule « carotte » dont disposent les enseignants pour faire croire à des élèves - vraiment peu au fait des statistiques - qu’ils pourraient ne pas l’avoir. C’est enfin offrir aux entreprises privées (dont Acadomia est le leader) le marché juteux du soutien scolaire, évalué en 2006 à près de 1 milliard d’euros, sans compter les innombrables cahiers ou CD-ROM censés emmener les élèves « sur les chemins de la réussite » . Un petit Français sur quatre aurait désormais recours aux leçons particulières pour que ses parents puissent dormir tranquillement, avec la bénédiction d’un Etat qui permet aux familles de faire passer 50 % de leur coût dans la colonne réduction d’impôt au titre des emplois familiaux !

Que François Fillon, lâché par Jacques Chirac, ait dû renoncer en 2005 à introduire une part de contrôle continu au bac, à l’exemple de ce qui se fait dans tous les autres pays, en dit long sur l’état du système. Les enseignants n’ont-ils pas alors expliqué que, dans les établissements difficiles, instaurer un contrôle continu serait une atteinte à leur sécurité ? A chaque contrôle, ils auraient risqué, selon eux, d’être agressés par des élèves ou leurs parents, mécontents de la note obtenue ! Autant, dans ces conditions, maintenir en l’état ce « monument » délabré qui coûte au total (rémunérations des jurys, frais de déplacement et d’organisation, mobilisation des salles de cours, fermeture des établissements en moyenne deux semaines pour cause d’examen) environ 200 millions d’euros, soit environ 5 000 euros par élève recalé, soit un peu moins que la dépense annuelle consacrée par la France à un étudiant à l’université (6 700 euros) !

La lâcheté n’a pas de prix. Mais elle a un coût.

Un puits sans fond

Si la France se classe au-dessous de la moyenne des pays de l’OCDE pour ses performances éducatives, elle se classe en revanche aux tout premiers rangs pour les dépenses qu’elle lui consacre. C’est dire qu’il n’y a guère de corrélation entre les « moyens » consacrés à l’éducation et les performances qui en découlent.

En effet, depuis vingt-cinq ans, le nombre d’enseignants dans le primaire et le secondaire a augmenté de 12 %, alors qu’au cours de la même période le nombre d’élèves a diminué de 5 %. Ainsi le ministère de l’Education nationale aurait-il dû supprimer 26 000 postes s’il avait appliqué en 2005 le taux d’encadrement de 1994. A la place, il en a créé 9 000. Certes, au fil du temps, le métier d’enseignant est devenu de plus en plus difficile ; ce n’était pas une raison pour en multiplier le nombre comme pour combler un puits sans fond.

Car le « malaise » enseignant, s’il est bien réel, ne provient pas d’une insuffisance de moyens, mais d’une mauvaise gestion de leur carrière. La rémunération au mérite n’existe pas et la progression des salaires est beaucoup plus lente en France que dans la plupart des pays développés. Quant aux inspections... Dans l’académie de Créteil ou de Nantes, 15 % des enseignants du second degré n’ont pas été inspectés depuis plus de dix ans ! Xavier Darcos préconise aujourd’hui une remise à plat sans tabou du métier. Permettra-t-elle enfin de sortir de ce « toujours plus » de moyens qui a servi à acheter - mal et au prix fort - la paix syndicale, menant le système scolaire à un immobilisme qui n’a en fait abouti qu’à creuser la fracture scolaire et qu’à accentuer la ségrégation sociale ?

Comment, en effet, se féliciter que 62 % des effectifs d’une génération obtiennent le baccalauréat et que la France compte désormais 2,2 millions d’étudiants quand, dans le même temps, sur 750 000 jeunes quittant chaque année le système éducatif, près de 160 000 partent sans aucun diplôme ? Quand 40 % d’entre eux, trois ans après leur sortie - on devrait dire leur exclusion -, sont encore au chômage et quand, selon le CERC, « la moitié des jeunes sortis de l’école à 17 ans sans diplôme vit dans le cinquième des ménages les plus pauvres »...

L’échec est cuisant ! Comme l’a admis le Haut Conseil de l’évaluation de l’école : « L’école n’a pas réussi à corriger les inégalités, mais elle les a amplifiées », et ce à tous les niveaux. En primaire, 3 % des enfants d’enseignants redoublent, contre 41 % pour les enfants d’inactifs. A l’entrée en sixième, 94 % des enfants de cadres sont « à l’heure » ou en avance par rapport à leur année de naissance, contre 67 % seulement pour les enfants d’ouvriers. Pour l’entrée en seconde, les déterminismes sociaux sont encore plus forts : avec une note moyenne de 9 à 12 au contrôle continu en troisième, presque tous les enfants de cadres font le choix de la seconde générale et seulement deux tiers des enfants d’ouvriers. Car les enseignants, censés déjouer ces mécanismes, regardent avant tout si les aspirations des familles sont compatibles avec les résultats des élèves, rarement si une meilleure orientation est possible.

Ainsi, alors que les enfants d’ouvriers sont trois fois plus nombreux que les enfants de cadres en sixième, ils sont deux fois moins nombreux en terminale scientifique. Depuis 1976, la proportion d’enfants d’ouvriers titulaires du bac scientifique s’est réduite de 11 à 5 %. Plus encore qu’hier, la série S joue son rôle majeur, qui n’est pas de former des scientifiques, dont la France manque par ailleurs fortement, mais de sélectionner socialement des élèves.

Les réformes menées depuis plus de vingt ans pour résoudre cette inégalité des chances ont fait long feu. Créées dans la foulée de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, les ZEP (zones d’éducation prioritaire) affichent un bilan déplorable. En principe, le classement d’un établissement en ZEP s’accompagne de moyens supplémentaires utilisés notamment pour augmenter le nombre d’heures d’enseignement et pour financer une indemnité au profit des agents qui travaillent dans ces établissements. En fait, cette prime est trop faible pour faire venir les meilleurs enseignants. Comme toujours dans notre modèle social, l’éparpillement des subventions vers un trop grand nombre d’établissements, sans évaluer réellement les besoins de chacun d’eux, a été préjudiciable. L’investissement global du ministère représente 110 millions d’euros (à comparer avec le coût du bac), soit 1 % du budget de l’Education nationale, et les classes en ZEP comptent en moyenne vingt-cinq élèves au lieu de vingt-sept hors ZEP... En revanche, cette politique a largement contribué à la ghettoïsation des établissements. Une étude récente sur l’ « apartheid scolaire » dans l’académie de Bordeaux démontre ainsi que 17 établissements scolarisent 40 % des élèves étrangers ou issus de l’immigration, qui sont en outre de milieux défavorisés et en retard, alors que 81 établissements en scolarisent moins de 1 % ! Un scandale alors que toutes les recherches indiquent que les classes hétérogènes bénéficient nettement aux plus faibles en ne pénalisant que légèrement les meilleurs.

La grande misère de l’université

L’échec du système scolaire se répercute évidemment dans le supérieur. « La fac n’est pas à vendre », pouvait-on lire sur les banderoles de cette poignée d’étudiants opposés à l’élection de Nicolas Sarkozy. Mais qui aurait idée d’acheter ce monument délabré ? On compte quatre universités françaises parmi les 100 premières mondiales : maigre bilan. La France est en quinzième position parmi les pays de l’OCDE pour le nombre de publications scientifiques par million d’habitants : triste palmarès pour un pays qui a fait de la filière scientifique le bouclier de sa ségrégation sociale. De plus en plus, le système est à double vitesse : bonnes « zones d’éducation privilégiée » dans les bons lycées des grandes villes, classes préparatoires et grandes écoles aux locaux vastes et aux bibliothèques bien garnies pour la fine fleur de ceux qui ont compris que sans sélection pas de passeport social. Vraies ZEP et inscriptions sans sélection dans n’importe quelle filière universitaire pour la majorité des autres avec, en fin de compte, 41 % des étudiants qui auront quitté la fac sans diplôme, contre 6 % au Japon et 17 % au Royaume-Uni. Des universités où les droits d’inscription sont ridiculement faibles mais les conditions de travail indignes. De 30 000 à 50 000 euros totalement pris en charge par le contribuable pour un élève de l’Ecole normale supérieure. Quinze fois moins pour un étudiant à la Sorbonne, qui dispose en moyenne de 2,6 mètres carrés, alors que la réglementation impose qu’un poulet de Bresse jouisse de 10 mètres carrés pour bénéficier de l’appellation d’origine contrôlée, comme l’écrit avec dérision Jean-Robert Pitte (1), président de l’université Paris-IV Sorbonne.

Un vaste chantier à ouvrir d’urgence

Est-ce à dire que la réforme est impossible ? Rien n’est moins sûr tant les mesures à prendre sont empreintes de simple bon sens. Suppression de la carte scolaire, qui est devenue le symbole de l’hypocrisie, réduction du nombre d’enseignants pour mieux les rémunérer au mérite (pourquoi ne pas doubler le salaire de ceux qui se déclarent volontaires pour aller enseigner dans les zones sensibles ?), réduction forte des options au lycée, investissement massif dans les zones sensibles avec concentration des aides sur les enfants des milieux socialement défavorisés, augmentation massive des droits d’inscription à l’université et véritables bourses pour ceux qui en ont vraiment besoin, autonomie des établissements et émulation pour inciter chacun d’eux à améliorer ses performances, orientation véritable mieux connectée avec le monde du travail : autant de réformes susceptibles de marier liberté pour les parents et les établissements, efficacité et performance.

De 30 000 à 40 000 enseignants devraient partir à la retraite tous les ans jusqu’en 2013. N’en remplacer qu’un sur deux serait sans doute le meilleur moyen d’accroître l’efficacité du système éducatif tout en améliorant sensiblement la condition de ceux qui doivent en redevenir les hussards. Une vraie promesse d’avenir à la jeune génération

1. « Jeunes, on vous ment ! », Fayard.


Interview de Xavier Darcos*

Jacques Marseille : Vous allez enfin supprimer la sectorisation scolaire, cette vaste hypocrisie. Toutefois, qu’allez-vous faire pour éviter que le « marché » ne désigne des établissements repoussoirs ? Xavier Darcos : Nous allons en effet supprimer un système qui datait de 1963 et qui fonctionnait parfois grâce à la connivence. C’est une nouvelle liberté que nous donnons aux parents. De quel droit dirais-je à une bonne élève de ZEP : « Non, tu n’as pas le droit d’aller dans un meilleur lycée ? » Cela dit, nous allons prendre dans le même temps toutes les précautions pour garantir la diversité sociale et géographique. Et, en ce qui concerne les établissements qui perdraient leurs élèves, je me suis engagé à ce que leurs moyens restent constants, ce qui les aidera à remonter la pente.

Vous allez instaurer des quotas afin de garantir cette diversité ?

Hors de question. Ce mot est détestable ! Mais, par exemple, des dispositifs de conventions entre des collèges difficiles et des lycées de centre-ville doivent se généraliser. Tous les élus locaux le savent bien, dans ces établissements qui cumulent tous les handicaps, seule une politique globale de réhabilitation des quartiers peut changer la donne. Beaucoup de choses se feront donc dans le cadre du grand « plan Marshall des banlieues » que Nicolas Sarkozy va lancer. L’école ne peut pas tout, même si elle ne doit pas s’exempter de ses responsabilités.

La suppression de la carte scolaire est un symbole fort de rupture. Par pur esprit de provocation, je vous en propose un autre : sachant que vous fêterez l’année prochaine le bicentenaire du baccalauréat, ne serait-ce pas le moment de supprimer cette usine à gaz coûteuse, qui stérilise les années-lycée, tout entières occupées à préparer un examen qu’obtiendront in fine près de 95 % des candidats ?

Et pourquoi pas démonter la tour Eiffel ! Non, je n’ai pas pour mission de supprimer le bac ! Vous en connaissez comme moi la valeur symbolique. Il a en outre la particularité d’être le sésame de l’enseignement supérieur...

Malheureusement, oui ! Il a aussi la particularité d’être un véritable maquis de filières et d’options diverses, qui aggravent la ségrégation sociale : ainsi, la filière S que choisissent les « bons » élèves quoiqu’ils n’aient aucun goût pour les sciences...

Il est vrai que, plus que tout autre pays comparable, la France offre une très grande diversité de filières, d’options, de langues. Une diversité qui explique largement pourquoi le coût d’un lycéen est plus élevé que celui d’un étudiant. Il faudra sans doute modifier ce système, mieux répartir l’offre d’options sur le territoire. Reste qu’il faut examiner ce problème avec prudence. Je sais bien que, comme le montrent les évaluations internationales, il n’y a pas de corrélation entre le nombre d’heures de cours que reçoivent les élèves et leur réussite. Pas plus qu’avec le redoublement, d’ailleurs ! Mais chaque professeur défend sa discipline bec et ongles. Moi-même qui suis professeur de lettres, cela m’ennuierait de voir disparaître les langues anciennes. Nous discuterons sans tabou, mais il serait inutile d’ouvrir mille fronts d’irritation !

Autre sujet difficile mis en évidence par les évaluations internationales : les élèves français sont particulièrement anxieux et le système scolaire français ne semble fonctionner qu’à l’échec.

C’est un système, sinon de l’échec, du moins de la faute, un peu comme si chaque élève était comparé à un idéal et sanctionné en fonction de ses manques. Un tel système ne favorise pas la création ou la prise de risque. C’est frappant lorsqu’on se rend à l’étranger de voir les élèves répondre et interroger leur professeur avec autant de spontanéité. De ce point de vue, nous avons un effort à faire. Cela dit, il ne faut pas oublier que notre école est l’héritière d’une longue histoire qui accompagne tous les progrès de la République. Elle repose sur une quasi-mythologie « jules-ferryste ». En cela, les comparaisons internationales ont leurs limites : nous ne sommes ni la Finlande ni le Royaume-Uni.

En effet, mais, à l’instar de nos voisins, ne serait-il pas temps de faire de l’anglais un outil de communication obligatoire ?

Certes, mais attention ! Nous avons fait des investissements lourds pour enseigner l’anglais dans le primaire. Or les évaluations montrent que les élèves qui ont bénéficié de cet enseignement ne sont pas plus avancés que ceux qui ne l’ont pas reçu. Pour l’instant, nous arrosons le désert !

Passons à la gestion des enseignants et, par là même, au coût du système éducatif. Que ferez-vous en ce qui concerne ces professeurs qui n’enseignent pas et que la Cour des comptes estime à 32 000 ?

Soit à peu près l’équivalent d’une académie tout entière ! Il y a là en effet un gisement important d’économies, même si jusqu’à présent tout le monde s’y est cassé les dents. Or, aujourd’hui, le statut des enseignants est réglé par un décret de 1950. Les enseignants ont changé et leur métier aussi. Il y a beaucoup de femmes, qui ne souhaitent pas forcément rester après leurs cours. Mais il y a aussi, et de plus en plus, de jeunes enseignants qui commencent leur vie professionnelle et qui voudraient sans doute « travailler plus pour gagner plus ». Il y a moyen d’en finir avec le déclassement des enseignants, de leur rendre leur dignité en faisant évoluer ce métier. L’opinion est mûre. Rendez-vous compte : je suis le premier ministre de l’Education nationale de droite depuis 1969 à intervenir dans un congrès de la FCPE et j’ai même été à quelques moments applaudi. Décidément, il se passe quelque chose... La France bouge là aussi...

Philippe Meirieu : « Sans carte scolaire, les écarts vont se creuser encore plus. »

« Xavier Darcos regrette que le système scolaire français fonctionne essentiellement à l’échec. Il a raison. Mais la suppression de la carte scolaire va accroître encore ce travers : en généralisant la course aux "bons établissements", la pression sur les élèves va être terrible. Les familles, voulant légitimement la meilleure scolarité possible pour leurs enfants, vont prendre d’assaut les écoles, collèges et lycées qui choisiront, tout naturellement, les "meilleurs élèves". Conséquence : les écarts vont se creuser encore plus ; nous aurons sans doute quelques élites des banlieues dans les centres-villes (une goutte de mixité sociale), tandis que les établissements difficiles ne scolariseront plus que la "racaille" (un océan de ghettoïsation). A terme, on verra apparaître un examen d’entrée au cours préparatoire dans les "bonnes écoles primaires" ! Quelles que soient les intentions généreuses, la logique de la sélection précoce s’imposera inéluctablement. Avec, à la clé, la désespérance des laissés-pour-compte et les explosions de violence des desperados...

Pour autant, impossible de s’en tenir au statu quo, hypocrite et injuste. Il faut, en revanche, redessiner la carte scolaire afin que les bassins de recrutement associent des quartiers très divers. Il faut que les établissements les plus exposés disposent de filières d’excellence, bénéficient d’activités culturelles et artistiques de haut niveau, puissent mettre en place un suivi personnel approfondi des élèves, stabilisent des équipes de professeurs expérimentés et bien formés. Afin que les familles trouvent sur place les meilleures conditions de scolarisation et n’aient pas à fuir le secteur scolaire.

Le ministre de l’Education nationale ne veut pas démonter la tour Eiffel. Mais il s’apprête à supprimer le Code de la route. Sous prétexte qu’il y a des chauffards qui le transgressent et des voitures rapides qui voudraient avoir la chaussée pour elles toutes seules. »

Vivre sans Carte scolaire

Première « rupture » de l’ère Sarkozy, la carte scolaire va disparaître d’ici à trois ans. Xavier Darcos le reconnaît : tout va très vite, « plus vite que prévu » , mais il était important que les premiers assouplissements de la carte entrent en vigueur dès cette rentrée. Le ministre se veut pourtant rassurant : dans l’immense majorité des établissements, la fin de la sectorisation ne changera rien. Seules « les grandes villes où existe une grande disparité entre les quartiers » sont affectées. Exemple, Mantes-la-Jolie. Ce n’est pas une grande ville, mais chaque année de nombreuses demandes de dérogation sont faites pour échapper à l’« apartheid scolaire ». Pourtant, depuis les annonces du ministre, les principaux chefs d’établissement n’ont constaté aucune recrudescence de demandes. Cela tombe bien, car, visiblement, ils ont appris le changement de règle du jeu en lisant le journal et n’ont reçu aucune instruction pour traiter les retardataires éventuels. Ils ignorent même de quelle nature sont les assouplissements annoncés. « Je ne sais pas , avoue cette principale, si la sectorisation est assouplie dans des zones particulières ou s’il nous faut examiner les demandes avec des critères nouveaux. » En attendant, elle étudiera les demandes dans le « même esprit d’équité » que d’habitude.

Le décret Robien expliqué aux nuls

En modifiant un décret de 1950 qui réglementait l’emploi du temps des enseignants, Gilles de Robien a réussi à réaliser l’union sacrée de tous les syndicats du second degré. Car ce décret listait les heures de « décharge », ces heures de cours dont sont dispensés les enseignants. Un exemple : la fameuse heure de « première chaire ». Cette dispense d’une heure est attribuée aux professeurs qui effectuent au moins six heures d’enseignement par semaine devant « une classe à examen » (baccalauréat, mais aussi classe préparatoire, BTS...). Il est vrai qu’en 1950 préparer les élèves au bac supposait bien une surcharge de travail et concernait un petit nombre de professeurs. Aujourd’hui, en additionnant les seules heures de première chaire, on arrive au total astronomique de 95 000 heures, soit environ l’équivalent de 5 300 professeurs à temps complet. Sans supprimer cette heure, le décret de Robien réduisait son périmètre : seules les heures exercées dans des classes passant une épreuve écrite en fin d’année étaient comptabilisées.

Cette modification attend aujourd’hui le verdict de Nicolas Sarkozy. Dans un rapport commandé avant l’élection, Xavier Darcos préconisait la suspension du décret Robien. Nombre de décharges étaient bien selon lui « surannées » , mais il estimait que sa suppression frappait presque exclusivement « les meilleurs de nos professeurs » . Ce geste d’apaisement risque pourtant de ne pas suffire. Déjà, les syndicats réclament que soit enterré l’autre volet du décret Robien : la possibilité pour un professeur volontaire d’être bivalent, c’est-à-dire capable d’enseigner deux matières. Or, sur ce sujet, Darcos est droit dans ses bottes : « Même si le décret est abrogé, nous retrouverons la bivalence dans la grande discussion qui doit avoir lieu sur le métier d’enseignant » , a-t-il affirmé.

La faute à l’agreg ?

Laurel Zuckerman est une Américaine installée en France depuis 1983. Titulaire d’une licence littéraire aux Etats-Unis et diplômée de HEC, elle a eu la naïveté de penser enseigner sa langue maternelle et s’est inscrite à la Sorbonne afin de préparer l’agrégation. Son récit tragi-comique (1) explique ni plus ni moins comment sont fabriqués les plus mauvais professeurs d’anglais du monde : « Avoir l’agrégation d’anglais suppose d’être brillant, mais pas en anglais ! » résume-t-elle. Passe encore que plus de la moitié des points concerne des épreuves en français. Mais surtout l’anglais de l’agrégation n’est en vigueur que sous les somptueux et vétustes lambris de la Sorbonne : « On apprend une langue qui n’existe pas. » Pour Laurel, « il est évident que cette formation absurde explique le piètre résultat des élèves français en anglais. Mais lorsque j’ai interrogé des enseignants, des membres du jury ou des inspecteurs, pas un seul n’a évoqué ce problème. Les étudiants français que j’ai croisés à la Sorbonne savent que rien de ce qu’ils apprennent ne leur sera utile dans leur pratique, mais pas un ne se révolte : ils n’ont pas le temps, puisqu’ils préparent l’agrégation ! Je suis sûre qu’inconsciemment ceux qui ont été sélectionnés si durement reproduisent en classe ce qu’ils ont subi » . Supprimer l’agrégation ? « Actuellement, personne ne peut l’envisager puisqu’elle seule permet de progresser dans ce métier. Ni le dévouement ni les qualités pédagogiques ne peuvent accélérer l’avancement des professeurs. Mais j’ai reçu des centaines de lettres après mon livre. Vous n’imaginez pas le nombre d’enseignants qui n’en peuvent plus de ce système. »

Pourquoi les finlandais réussissent sans redoubler En France, 38 % des élèves de 15 ans ont redoublé au moins une fois, alors que la Finlande, dont les élèves affichent de très loin les meilleures performances, enregistre un taux de redoublement de 2,8 %. En Finlande plus qu’ailleurs, quand les élèves échouent, on estime plutôt que les enseignants n’ont pas été assez performants, non que les élèves étaient mauvais ! Là, surtout, on a compris que l’estime de soi était la pierre angulaire de la réussite, alors que l’étude Pisa montre une forte corrélation entre les mauvais résultats des élèves français en maths et leur trop forte anxiété. En effet, dès qu’un exercice suppose une réflexion et une expression écrite personnelles, les jeunes Français sont pénalisés et, lorsqu’ils évaluent eux-mêmes leurs performances, ils sont plus pessimistes que les élèves d’autres nationalités. Ils sont aussi les plus nombreux à préférer s’abstenir de répondre pour ne pas risquer de donner un résultat faux.

Mais le faible taux de redoublement s’explique aussi par la grande autonomie dont jouissent les établissements. Le nombre d’heures d’enseignement dispensées aux élèves de 7 à 14 ans est en Finlande de 5 523 heures, contre 7 544 en France, mais les professeurs sont libres d’enseigner ce qu’ils veulent et comme ils veulent, pour peu qu’ils respectent des objectifs fixés au niveau national. Cette plus grande souplesse permet d’adapter les cursus en fonction des difficultés des élèves. En France, c’est tout l’inverse : la liberté pédagogique des enseignants, inscrite pourtant dans la loi Fillon, se réduit en réalité comme peau de chagrin du fait de programmes scolaires de plus en plus précis et tatillons. Résultat : un moule unique où l’on s’acharne à faire entrer tous les élèves. Epouvantable gâchis budgétaire et humain.


Le Point du 7 juin 2007

mis en ligne le jeudi 7 juin 2007
par ML



  
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