Méthodes contestées, rythme de travail révisé, effectifs comprimés : dans cette campagne présidentielle, les profs sont au piquet et craignent pour leur statut. « L’Obs » a mené l’enquête pour démêler le vrai du faux
Pas contents, les enseignants.
Ils accusent Nicolas Sarkozy de vouloir cisailler leurs effectifs, reprochent à Ségolène Royal de flinguer la carte scolaire et font grève contre le décret Robien qui augmente leur temps de travail tout en les incitant à enseigner deux disciplines... A les entendre, il n’y aurait guère que l’agrégé de lettres classiques François Bayrou - crédité par l’Ifop de 27% d’intentions de vote parmi les profs - pour les comprendre ! Confrontés heure par heure aux difficultés de l’intégration sociale, les « hussards » de notre République souffrante ont, il est vrai, de sérieuses raisons de grogner. Leurs conditions de travail se dégradent. Leur autorité est contestée. Et leur intégrité physique parfois menacée... Pour couronner le tout, les critiques les plus outrancières font florès. « Notre société a compris qu’il était de toute première urgence de fabriquer les personnels acculturés dont le marché a besoin », tempête Jean-Paul Brighelli, auteur du pamphlet à gros tirage « la Fabrique du crétin » (Gallimard Folio/Documents). Alors, au moment même où tous les responsables politiques leur accordent le premier rôle dans leurs grands projets de redressement, les enseignants, défendant un statut qu’ils estiment en danger, semblent ne rien vouloir changer.
Paradoxe... Pour y voir plus clair, « le Nouvel Observateur » a mené l’enquête. Qu’est-ce au juste qu’un bon prof ? Définition de Brigitte Smadja, professeur et écrivain : « Un bon professeur a le souci de transmettre et de partager un savoir dont il est lui-même persuadé de la pertinence. Mais cette transmission passe par la parole. Or, si les conditions ne sont pas réunies pour que cette parole puisse se faire entendre, alors la question même n’a plus de sens. » Et réponse en sept points.
1. Maîtrisent-ils leur discipline ?
« Il faut absolument avoir un bon niveau dans la matière qu’on enseigne » : Bruno Descroix, professeur de maths, confirme l’évidence. Jeune, un peu baroudeur, plutôt beau parleur, il fait des merveilles dans un lycée à Bobigny (Seine-Saint-Denis). L’endroit n’est pas une sinécure, on s’en doute. Mais il parvient à faire partager son amour des maths à des élèves qui n’ont pas tous des papas ingénieurs. Bruno Descroix est agrégé, un titre très envié décroché après cinq années d’études à l’université, dont une à bachoter comme un damné. Il connaît son affaire et peut vous improviser un cours sur n’importe quel sujet.
Comme lui, 12% des professeurs du secondaire, qu’ils soient en lettres, en histoire, en russe ou en physique appliquée, portent ainsi ce label d’excellence académique. Juste au-dessous se pressent les certifiés, qui ont eu le Capes (certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré), un concours un peu plus ouvert, obtenu après au minimum quatre ans d’études supérieures. Ils représentent 60% des professeurs. Les uns comme les autres ont donc une solide culture disciplinaire. Reste qu’un peu plus du quart des enseignants en poste n’ont pas bénéficié d’une formation initiale de cette qualité. Ce sont les précaires, les contractuels, qui forment la masse des non-titulaires appelés à la rescousse par les rectorats quand ils manquent de professeurs remplaçants.
Une chose est sûre : en France, les savoirs restent la clé de voûte du métier. « Les enseignants français titulaires sont exclusivement sélectionnés sur des critères de connaissances », résume Georges Felouzis, sociologue de l’éducation. Aujourd’hui encore, lors de sa visite - tous les sept à dix ans -, l’inspecteur va surtout s’attacher au contenu du cours pour noter le professeur. Bien dans l’esprit de cette tradition « Educ nat », où il suffit d’être très savant pour être très capable. Or la réalité a depuis longtemps changé. « Nous avons des professeurs qui parlent mieux l’espagnol que leurs homologues d’autres pays, mais qui ont globalement de moins bons résultats », constate Lauro Capdevilla, inspecteur pédagogique régional dans l’académie de Rennes.
Et la recherche le confirme : « Ce qui fait la différence entre un professeur et un autre, ce n’est pas tant le grade qu’il a obtenu que ses pratiques, son expérience, la façon dont il sait prendre la classe », confirme Marie Duru-Bellat, sociologue de l’éducation. En un mot, sa pédagogie. Un métier qui s’apprend.
2. Sont-ils pédagogues ?
Qui n’a pas eu son John Keating, le professeur de littérature du « Cercle des poètes disparus », qui faisait monter ses élèves sur leur chaise « pour changerleur point de vue sur le monde ». Isabelle, 30 ans, journaliste : « En cinquième, mon professeur de français nous faisait écrire un livre. Ça me mettait en prise avec la matière. Elle me rendait active, autonome. On était partie prenante de ce qui se passait en classe. » Ou Juliette, 14 ans : « Ma prof de maths de quatrième était géniale. Elle expliquait bien. Elle était drôle. Elle dédramatisait quand on ratait un contrôle. Et on était forcé d’écouter pendant le cours parce qu’elle le faisait toujours réciter par quelqu’un à la fin de l’heure. » Le bon pédagogue, comme cette enseignante, sait adapter ses pratiques à son public. « Il sait qu’avec les élèves aisés on est plus efficace en étant un peu raide. Alors qu’avec les élèves de milieux populaires il faut être chaleureux pour leur donner confiance », rappelle Marie Duru-Bellat. Mais combien sont-ils, ces champions de la transmission ? « 15 à 20% sont excellents, 15 à 20% sont moyens », estime un autre expert du système éducatif. Quant aux autres...
Dans un rapport de l’Education nationale de 2002 qui fait la synthèse des enquêtes, très dispersées, sur les pratiques enseignantes, les deux auteurs Alain Attali et Pascal Bressoux s’arrêtent sur celles des professeurs de sixième : « Dans les deux tiers des cas, quatre types de carences sont manifestes : les pratiques pédagogiques ne prennent pas suffisamment en compte l’hétérogénéité ; les enjeux de la discipline sont mal perçus ; le projet pédagogique n’existe pas [...] ; la pédagogie, essentiellement du type oral et directif, donne le monopole du discours au maître... » Ils ne dénoncent aucune mauvaise volonté, bien entendu. Juste l’absence de savoir-faire. De savoir-transmettre.
« Il faut un don au départ, un talent d’acteur, dit Bernard Guyenon, qui a fait toute sa carrière comme professeur de maths-physique en lycée professionnel... Ensuite, on se forme sur le tas, et on se bonifie avec l’expérience. » Mais si cette prédisposition manque ? Eh bien, tant pis ! Jusqu’à présent, les instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) se préoccupaient assez peu de pédagogie. « On considère encore qu’il suffit que le candidat veuille devenir professeur pour qu’il sache se débrouiller dans sa classe », explique Jean-Louis Auduc, le directeur adjoint de l’IUFM de Créteil. Donc pas d’évaluation préalable de l’aptitude naturelle des candidats à bien communiquer avec un jeune public. En Finlande, pays où les élèves de 15 ans sont les plus performants du monde, les aspirants professeurs doivent faire un cours devant un jury, qui jugera s’ils ont les aptitudes naturelles à faire ce métier. Cela évite les fourvoiements. Mais ce n’est pas non plus à l’IUFM que les techniques de gestion de classe s’acquièrent. « 95% des formations qui nous sont données sont inutiles ou décalées dans le temps pour la gestion de la classe », résume un stagiaire à Paris. « Ce professeur de maths connaît le théorème de Pythagore. On lui a appris à l’expliquer à des élèves. Mais si un gamin lui dit « Nique ta mère » pendant le cours, il ne sait pas comment réagir », résume le pédagogue Philippe Meirieu.
Un espoir pourtant : le nouveau cahier des charges des IUFM a été publié fin décembre 2006. Dans le droit fil des réflexions menées dans l’Union européenne sur l’efficacité de l’école, on y trouve pour la première fois les dix compétences que doivent acquérir les futurs professeurs, notamment « concevoir et mettre en oeuvre son enseignement », et « organiser le travail de la classe ». Il était temps.
3. Sont-ils élitistes ?
« L’école doit faire réussir tous les élèves » : en 2004, le débat national sur l’éducation avait accouché d’un nouvel impératif catégorique. Il pèse essentiellement sur les épaules du professeur. Le voilà sommé defaire progresser autant les premiers rangs que le fond de laclasse, avec les mauvais en orthographe, les brouillons, les fumistes, les flemmards, tous ceux qui ont besoin d’une « aide à l’ingestion de savoir », selon Claude Thélot, l’ordonnateur du débat national, qui signe avec Christian Forestier, autre cacique de l’Education, une solide mise au point sur le système scolaire (1). Ce bon prof « pose comme postulat que tous les élèves sont éducables », rappelle le pédagogue Philippe Meirieu. Il est bienveillant et équitable. Il inculque autant des savoirs que des méthodes de travail, pour permettre aux élèves plus fragiles de devenir autonomes. Voilà pour l’idéal.
Mais sur le terrain ? Si on rencontre beaucoup d’enseignants qui répondent au cahier des charges (lire nos portraits),« certains professeurs, purs produits d’un système élitiste, ont du mal à renier leurs origines », constate Bernard Toulemonde, inspecteur général honoraire de l’Education. Alors on les entend dire, d’un ton définitif : « Cet élève n’a pas sa place dans ma classe » ; ou « celui-là a décroché, je nepeux plus rien pour lui ». Ce professeur-là note, classe et étiquette. Comme le théorise le mathématicien André Antibi avec la « constante macabre », il a pris l’habitude inconsciente de répartir systématiquement les copies en trois groupes, quel que soit le niveau de la classe : les bonnes, les moyennes et les mauvaises.
Quitte à dégoûter des élèves qui dans d’autres contextes s’en sortiraient mieux. Ce professeur-là est le bras armé d’un système scolaire qui continue de sélectionner et d’exclure au fur et à mesure qu’on s’élève dans la scolarité, fonctionnant comme une « colonne dedistillation fractionnée », comme l’écrit notre ami et collaborateur Patrick Fauconnier (2). Ce professeur-là ignore la difficulté scolaire.
D’autres plus généreux que lui la reconnaissent, mais n’ont tout simplement pas le temps de la traiter. « S’il y a des gamins qui ne veulent pas apprendre, on est impuissant à les aider. Sauf à revoir les objectifs, à ne pas nous assigner ces programmes si lourds qu’ils nous empêchent de tout mettre en oeuvre pour faire réussir les plus rétifs », regrette à Bobigny Bruno Descroix, l’agrégé de maths.
4. Sont-ils motivés ?
« On est un bon prof si on est heureux dans son métier », affirme Claudine Ouhioun, professeur d’anglais à Paris. Et que faut-il pour éprouver un tel contentement ? « D’abord et avant tout, des élèves qu’on parvient à motiver, c’est le coeur du métier ; et bien sûr un bon climat dans l’établissement ; du travail en équipe ; une direction qui vous épaule et des projets porteurs. » Surtout quand il s’agit de combattre la fatalité sociale. Comme dans cette classe prépa proposée par le lycée Louise-Michel de Bobigny : « Une filière d’excellence à cheval sur le lycée et la fac, avec des moyens, cite un de ses initiateurs. Une merveille !
Nous avons des élèves qui entrent à Dauphine, en IUP ou en école de commerce. Les autres vont à Paris-XIII, avec un taux de succès de 90% au lieu de 12%. Ça fait plaisir. » Mais le quotidien est souvent rude, et le syndrome de Sisyphe menace... « Chaque début d’année, on a l’impression décourageante de recommencer à zéro avec les élèves, de pallier au plus pressé pour éviter la catastrophe », explique un prof. Sentiment d’impuissance et de vulnérabilité. La relation aux élèves peut tourner au cauchemar. « Quand une classe part en vrille et met le bazar, ça remet personnellement en question », ajoute un de ses collègues. On peut trouver un peu d’aide auprès des autres professeurs. Mais il n’y a pas vraiment d’issue.
La loi de modernisation de la fonction publique devrait permettre une seconde carrière, moins exposée, à ces profs au bout du rouleau, mais elle n’a été votée qu’en février dernier. Tout aussi décourageante est la règle du volontariat qui prévaut dans les établissements. Pas de différence notable dans l’évolution de carrière entre le militant surinvesti qui accompagne des voyages, anime le ciné-club, siège au conseil d’administration et ne compte pas ses heures, et le « pointeur » qui assure le minimum syndical. « La prise en considération du mérite est insuffisante », résume Claude Thélot.
5. Travaillent-ils assez ?
« J’en a marre de ces insinuations ! s’exclame Marie, professeur d’histoire au collège. Je suis tous les matins à 8 heures dans mon établissement, j’ai toutes sortes de réunions après les cours, et j’ai toujours du travail chez moi, alors... » Pourtant, le débat est bel et bien relancé. Ségolène Royal en janvier a proposé que les professeurs restent plus longtemps dans leur établissement, comme en Grande-Bretagne. La vidéo pirate de cette déclaration lui vaut une bouderie générale des intéressés. Gilles de Robien, de son côté, a fait le ménage dans les décharges horaires qui n’avaient plus lieu d’exister, réalisant une économie équivalant à 23 000 professeurs plein temps. Son décret, sorti le 12 février, n’a pas fini de faire des vagues. « Le ministre est en train d’alourdir la charge de travail sans compensation », s’insurge-t-on au Snes, le principal syndicat de l’enseignement secondaire, qui fait les comptes : « L’agrégé assure 15 heures de cours par semaine, et le certifié, 18 heures. Mais il faut y ajouter les préparations de cours et les corrections de copies. » Soit entre 39 heures hebdomadaires de travail, selon le ministère, et 45 heures, selon le même Snes. Pourtant, comment calculer précisément le temps qu’on passe chez soi sur son paquet de copies, quand on peut à tout moment s’interrompre ? Et ces moyennes ne prennent pas en compte, naturellement, les bienheureuses 14 semaines de vacances, voire davantage pour les professeurs de lycée, qui, baccalauréat oblige, se retrouvent au chômage technique dès le début du mois de juin. Les experts ne s’y trompent pas. « En moyenne, les professeurs ne travaillent pas assez avec leurs élèves. Même si nous en connaissons qui travaillent beaucoup ! La preuve ? Certains ont le temps d’avoir des activités secondaires rémunérées : l’un fait du soutien scolaire dans une officine privée, l’autre écrit des livres scolaires, celui-là est répétiteur dans un établissement d’enseignement supérieur, celui-ci fait de la formation continue..., rappelle Claude Thélot. C’est un gâchis collectif. L’organisation du métier, trop peu orienté vers l’accompagnement des élèves, ne permet pas de rendre le meilleur service à la nation. »
6. Sont-ils assez payés ?
« 4000 euros ! »Jean-François Copé, le ministre du Budget, a créé la surprise en affirmant au journal télévisé qu’un professeur certifié en fin de carrière empochait un tel salaire. D’où tenait-il cette information fantaisiste ? La réalité est moins attrayante. Après trente ans de carrière, le certifié titulaire du Capes perçoit entre 2 471 euros et 2 931 euros. Et l’agrégé entre 3 082 euros et 3 615 euros. Pas le Pérou, pour cinq à six ans d’études supérieures ! Mais il ne faut guère accorder de crédit à l’étude de l’économiste Robert Gary-Bobo, souvent cité par les syndicalistes enseignants : le pouvoir d’achat des professeurs aurait baissé de 20% depuis vingt-cinq ans. « Il y a là des erreurs méthodologiques graves. L’auteur a notamment omis d’intégrer dans ses calculs tout ce qui peut s’ajouter au traitement de base des professeurs : indemnités de suivi et d’orientation des élèves pour tous les professeurs du secondaire (97 euros), de ZEP (93 euros), de professeur principal (114 euros), d’heures supplémentaires (104 euros)... », explique Daniel Vitry, directeur de l’Evaluation, de la Prospective et de la Performance au ministère de l’Education. Autre oubli : toutes les activités annexes (cours particuliers, livres scolaires...) qui mettent parfois du beurre dans les épinards. « Il faudrait réfléchir en termes de salaire global, qui inclurait toutes ces ressources, et les faire connaître pour être plus transparent », note Claude Thélot.
7. Sont-ils trop politisés ?
« Qu’ils soient politisés, c’est leur problème, mais qu’ils politisent nos enfants, non ! » s’exclame Corinne Tapiero, présidente de la Peep à Paris, la deuxième fédération de parents d’élèves. « Le bon prof ouvre les élèves sur la vie, il donne des clés pour comprendre le monde. Mais il n’utilise pas son cours comme une tribune », renchérit Marie-France David, qui vient de terminer sa carrière comme principale à Paris. Et les syndicats de rappeler, la main sur le coeur, la règle sacro-sainte de neutralité du fonctionnaire. « Les opinions politiques doivent rester à la porte de la classe », déclare Patrick Gonthier, secrétaire national de l’Unsa, le second syndicat des enseignants. Belle unanimité ! Mais certains observateurs dénoncent une manipulation. « Lors des grandes mobilisations contre la loi Fillon en 2005, et contre le CPE au printemps 2006, on a vu des élèves grévistes par procuration. Les professeurs ont préféré envoyer les jeunes dans la rue plutôt que de perdre des journées de salaire... », dénonce Corinne Tapiero. Le taux de syndicalisation de la profession tend, il est vrai, à diminuer. Mais il demeure élevé : 25% selon le sociologue Bertrand Geay (1) contre 8% en moyenne pour l’ensemble des salariés français. Il n’empêche que dans un contexte de rigueur financière, où il faut raisonner à budget constant, le discours et les pratiques des organisations syndicales se crispent. La langue de bois corporatiste interdit toute analyse rationnelle des difficultés de l’institution scolaire. Au risque de faire le lit de l’enseignement privé.
(1) « Que vaut l’enseignement en France ? », (avec Jean-Claude Emin), Stock, 2007. (2) « La Fabrique des « meilleurs » », par Patrick Fauconnier, Seuil, 2005. (1) « Le Syndicalisme enseignant », Editions La Découverte, 2005.
Le Nouvel observateur du 5 avril 2007