L’ennui a aussi des vertus

Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire !" Qui ne s’est pas un jour senti dans la peau d’Anna Karina, déambulant de long en large sur une plage, en proie au plus profond désoeuvrement, dans cette célèbre scène du film Pierrot le fou ? Et quel parent, à l’approche de l’été, ne s’est pas demandé avec plus ou moins d’anxiété comment occuper sa progéniture durant ces longues semaines sans école ? Car les enfants ne s’ennuient pas seulement le dimanche, mais aussi - et parfois rudement - pendant la longue "vacance" de juillet-août.

L’ennui : selon le dictionnaire Robert, il s’agit d’"une mélancolie vague, une impression de vide, une tristesse profonde, une lassitude morale, quand on ne prend d’intérêt, de plaisir à rien". Pas très exaltant, c’est sûr. Si l’inaction s’installe massivement, si l’humeur flirte avec la dépression, il faut évidemment s’en inquiéter. Mais vouloir tromper l’ennui à tout prix, est-ce si nécessaire ? C’est en tout cas l’impression que donne le fonctionnement de notre société moderne, où tout est fait pour qu’il soit évité. Dès le plus jeune âge.

A la crèche, par exemple, où les activités proposées aux tout-petits sont devenues la règle. "Dans nombre d’entre elles, les enfants sont soumis à un hyperactivisme avec un emploi du temps séquencé dans lequel l’organisation journalière est constituée d’une succession d’activités discontinues", estime Nicolas Murcier, éducateur dans le champ de la petite enfance. Les choses ne se calment guère à l’école, où les enseignants n’hésitent plus à découper en tranches les heures de cours afin d’éviter l’ennui aux élèves. Et à la maison, il y a... la télévision.

Les enfants la regardent partout dans le monde, et pas moins de deux heures par jour selon les dernières statistiques européennes. Pourquoi ? Pour éviter l’ennui, affirme Marina D’Amato, professeur de sociologie à l’université de Rome-III. D’après les milliers d’études publiées depuis les années 1940 sur les rapports entre enfants et télévision, celle-ci, en effet, serait toujours un deuxième choix.

"Les sports, la famille, la vie associative, les arts, le cinéma sont toujours préférés à une après-midi devant l’écran, précise-t-elle. Donc la télévision remplit le vide de l’ennui." Avec une stratégie de plus en plus élaborée dans la structure des programmes - dimension émotive de l’histoire, calcul du rythme d’attention, utilisation des sons et des lumières - pour que le spectateur n’en soit pas distrait.

Faut-il le déplorer ? S’en réjouir ? Pour les spécialistes de l’enfance, une chose est sûre : avoir trop peur de l’ennui nuit. Le désoeuvrement, soulignent-ils, possède aussi son versant positif. Appliqué à petites doses, il permet de développer l’imaginaire, la créativité, la connaissance de soi. Mais pour qu’il soit constructif, il faut que l’enfant ait "appris" à s’ennuyer très tôt, et qu’il puisse trouver dans son environnement les moyens d’y pallier par lui-même.

Et si c’était les adultes qui, les premiers, trouvaient insupportable l’ennui de leur enfant ou de leur adolescent ? "Certains parents se souviennent très bien de l’ennui éprouvé lorsqu’eux-mêmes étaient enfants, remarque le pédopsychiatre Roger Teboul, responsable de l’unité Ado 93 au CHU de Montreuil (Seine-Saint-Denis). Dans la course effrénée vers le bonheur et la réalisation individuelle, ces mêmes parents veulent à tout prix éviter à leurs enfants de se trouver confrontés à ces sentiments de vide, de lassitude, de mélancolie, condensés dans ce lamentable "Je m’ennuie !" qui les plongeaient jadis dans un grand désarroi." Mais il n’est pas pour autant nécessaire de se précipiter sur la télécommande de la télévision ou sur la console de jeux pour y échapper. Ni d’organiser en urgence une activité dès le moindre temps libre.

Car le processus de maturation qui fait de l’enfant un adulte implique un travail psychique. Or, explique Roger Teboul, pouvoir s’ennuyer "sans se perdre dans le vide de sa pensée" permet d’effectuer ce travail, particulièrement nécessaire au moment de l’adolescence. Le temps du repli sur soi, celui de tous les enthousiasmes, mais aussi de la solitude et du non-désir, qui se double d’une étrange sensation de vide.

"Au seuil de l’adolescence, les longues périodes d’ennui sont fréquentes. Elles ont leur utilité et devraient être respectées, souligne le psychiatre, en ajoutant qu’il ne sert à rien d’aller au-devant du désir des adolescents. Cela leur évite précisément de se poser la question de ce qu’ils veulent, question qui devient fondamentale pour exister en tant que personne à part entière." Nous voilà prévenus : lorsque nos adolescents seront cet été avachis sur une chaise, le dos vouté et la mine morne, le mieux sera de s’éloigner sur la pointe des pieds en disant : "Chut ! Les enfants s’ennuient... "

Catherine Vincent Article paru dans l’édition du 05.07.06


A lire Vivre l’ennui à l’école et ailleurs : cet ouvrage collectif dirigé par Joël Clerget (192 p., 16 €) est une réflexion au carrefour de la psychanalyse et de la sociologie, issue d’une enquête menée auprès d’enseignants et d’élèves du CM1 à la terminale. Disponible aux éditions Eres (BP 75278, 31152 Fenouillet cedex, tél. : 05-61-75-15-76 ; www.edition-eres.com).

"L’ennui et l’enfant" : le thème du nº 60 (juin 2005) de La Lettre de l’enfance et de l’adolescence permet d’approfondir les aspects psychologiques, sociologiques et philosophiques de l’ennui. Cette revue trimestrielle éditée par Eres (110 p., 13 €), coordonnée par le Groupe de recherche et d’action pour l’enfance et l’adolescence (Grape), développe une réflexion sur les évolutions de la famille, en liaison avec les missions de service public et les pratiques professionnelles.

mis en ligne le jeudi 20 juillet 2006
par ML



  
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