« Le père agit comme un accélérateur de croissance »

Propos recueillis par Sophie Carquain LE FIGARO


Absence d’autorité, manque de limites, enfants tyrans... L’image paternelle est malmenée. Du coup, on se remet à fantasmer sur le retour du père Fouettard.

La fessée est-elle vraiment la solution ? Non, affirme Jean Le Camus, psychologue à Toulouse et auteur de « Comment être père aujourd’hui » (Odile Jacob).

LE FIGARO. Un courant nostalgique traverse actuellement la société. Comme si l’autorité d’antan faisait de nouveau envie...

Jean LE CAMUS. C’est vrai. Cette nostalgie de l’autorité patriarcale est un phénomène récent, même si on évoque le déclin et même l’agonie du père depuis les années 70. Aujourd’hui, on rêve de pensionnat, de retour à l’uniforme, de resserrage de boulons. On fantasme sur l’enfant de choeur éduqué au martinet en réaction contre l’émergence des petits tyrans qui seraient très précisément les enfants élevés sans père. Cette rêverie est à la hauteur de la dimension d’incertitude et d’insécurité que nous connaissons. On a tendance à se réfugier dans les valeurs du passé.

C’est parce que l’on manque de père dans la sphère privée que l’on rêve d’autorité partout ailleurs ?

Les deux phénomènes sont liés. Depuis quelques années, l’opinion publique est favorable à un certain retour à l’autorité. Le gouvernement a d’ailleurs répondu à cette attente. Les lois se sont durcies : voyez la politique routière (extension des radars, 31 000 suppressions de permis cette année), le nombre croissant d’incarcérations, etc. Mais c’est surtout à l’école que ce regain d’autorité se manifeste. On cherche à revaloriser le statut du maître (incarnation traditionnelle du patriarche) et, si l’on place des agents de police devant les écoles, c’est bien dans ce souci de « redressement ». Aux Etats-Unis, la quête du pater familias est encore plus flagrante et la réélection de Bush traduit ce désir de retour à l’ordre moral, à une certaine image du père : le « va-t-en-guerre », prêt à défendre son « cocon », son territoire, envers et contre tous. C’est le statut du « gendarme du monde » qui, dans le cas de Bush, est, en plus, le « superpère de droit divin », émissaire envoyé par Dieu lui-même... Je pense que la question de l’autorité, du retour du père seront, en filigrane, très présents pendant la campagne présidentielle de 2007.

Le discours « psy » est aussi de faire revenir les pères dans le foyer. Aldo Naouri et son credo sur le « retour du bâton », Christiane Olivier invoquant le retour de la fessée...

Les psys ont tendance, ces temps-ci, à faire endosser au père, trop absent, tous les échecs de la société. Délinquance, augmentation de la consommation de cannabis... On l’accuse de tous les maux, ce qui est à la fois culpabilisant et excessif. Du coup, on veut le voir revenir sur le devant de la scène, contre cette mère que certains psys dénoncent comme « toute puissante » et nocive. Chef de file de ces praticiens traditionalistes, Aldo Naouri, l’« ultra », décrète même que, dans la famille, le père doit être président de la République et la mère premier ministre. Or, ce « créneau Naouri » est porteur en ce moment (80 000 exemplaires vendus en à peine un an, NDLR) : il a donc un public qui l’écoute... Si, moi-même, je préconise, en tant que psychologue, le recours au bon usage de l’interdit et, dans une certaine mesure, aux frustrations qui font grandir, il ne s’agit pas d’en faire trop, ni de revenir à la « pédagogie noire », au martinet et à la fessée ! Faut-il rappeler que ce type d’éducation a des effets inhibiteurs sur les enfants, que jadis, entre pères et enfants, il n’y avait aucune relation affective ou « de proximité » ?

Nous n’étions alors pas si loin du père à la romaine, qui avait le droit de vie et de mort sur ses enfants ?

Le père qui, dans la Rome antique, donnait naissance (sur le plan symbolique) une seconde fois à l’enfant en le soulevant de terre et en le montrant à l’extérieur, préfigure déjà le père lacanien. Pour Pierre Legendre, disciple de Lacan, le père a principalement deux fonctions : séparer et transmettre. Séparer l’enfant de sa mère après la fusion de la grossesse et du nourrissage, lui faire comprendre qu’il existe un autre monde hors du cocon fusionnel ; et transmettre son nom et les valeurs. Le père est l’incarnation de la Loi et, à ce titre, ne doit jamais s’immiscer dans la vie quotidienne sauf pour distribuer blâmes et satisfecits. L’archétype ? C’est le papa d’Amélie Poulain, qui n’a de contact avec elle qu’une fois par an - quand il l’ausculte - ce qui déclenche d’ailleurs une crise de tachycardie chez sa fille ! Pour Lacan, le père n’a rien à faire dans la vie quotidienne. Il n’existe pas en tant que personne. Il n’est que l’ambassadeur du père symbolique, dit aussi « père majuscule ». A travers le « nom du père », Lacan reconnaît chez lui « le support de la fonction symbolique qui identifie sa personne à la figure de la Loi ». Et rien de plus. Pour la petite histoire, rappelons cependant que, si Lacan était tant attaché à cette théorie du « nom du Père », c’est peut-être parce que lui-même avait donné naissance à une fille adultérine qui n’a jamais pu porter son nom.

Reste que ce fameux nom du père est, depuis le 1er janvier dernier, devenu facultatif. Cela va-t-il affaiblir un peu plus l’image paternelle ?

On a beaucoup glosé sur cette éventuelle évacuation du nom. Et quelques héritiers de Lacan ont exprimé des craintes à ce sujet. Pour moi, les fondamentaux de la psychanalyse n’en seront pas modifiés. D’autant moins que, dans la réalité, et après seulement quelques semaines d’application, on constate que ce nom est le plus souvent maintenu à la demande des mères elles-mêmes. Cette réforme va simplement dans le droit-fil de l’instauration de « l’autorité parentale », donc d’un souci d’égalité entre les sexes, de juste répartition entre le pouvoir maternel et paternel. La psychanalyse doit s’adapter aux évolutions de la société. Quand Lacan prétend que le père ne doit pas être présent dans la phase primaire de l’enfance et qu’il ne doit intervenir que dans le champ du symbolique, il est franchement dépassé. De même que Françoise Dolto, quand elle affirme que « le père est dans la parole de la mère et pas ailleurs » ou que « les pères ne doivent pas s’occuper des bébés jusqu’à l’âge de 18 mois ». Elle a écrit cela en 1988 dans La Cause des enfants. C’était hier.

Vous militez, comme certains sociologues (dont Christine Castelain-Meunier, instigatrice du « livret de paternité »), pour un investissement très précoce du père.

Dès les premières semaines, il joue un rôle essentiel dans le développement social et cognitif du bébé. Le père est un formidable « booster », un accélérateur de croissance. Quand il joue avec ses enfants au puzzle, au Playmobil, il ne les « cocoone » pas comme la mère mais les aide à se dépasser. Il les initie déjà au défi, à la compétition. Il se montre « taquin », il détruit les tours, introduit de l’humour, donc déstabilise un peu. Les jeux (en particulier avec les garçons) ont été décrits comme « rough and tumble », littéralement rudes et batailleurs. On joue à se battre « pour de rire », mais à tout moment le père reste l’arbitre, le juge, celui qui dit : « tu as été très fort, mais arrêtons là ». Sur le plan du langage, c’est un partenaire plus exigeant que la mère, employant un lexique plus technique. Il incite donc l’enfant à aller au-delà de son capital linguistique. Parce qu’il est dans une relation plus distanciée, moins fusionnelle, il ne comprend pas intuitivement l’enfant comme la mère (« répète ce que tu viens de me dire, je n’ai pas compris »), donc l’encourage à progresser. Il l’oblige à accéder peu à peu au langage conventionnel de la société (on a dit du père qu’il avait une fonction de « pont linguistique »).

Ainsi, dans les actes, même anodins, il l’initie aussi au concept, à l’universel, à la Loi ?

Oui, et sans avoir besoin de sortir un martinet pour le faire. On sait que le père stimule aussi l’enfant dans ses relations sociales. A Toulouse, nous avons observé les bébés nageurs avec leurs parents. Alors que la mère serre volontiers l’enfant contre son corps, le père le pousse vers l’animateur, les autres enfants, les objets flottants. Bref, il l’encourage à aller vers l’autre. Au fond, le père est, comme l’appelait la psychologue Susan Kromelow, un « catalyseur de prise de risques ». Il ne s’agit pas de mettre en danger son bébé, mais de le faire grandir en l’aidant à sortir du nid.

En ce sens, ce père « présent », qui représente pour vous l’image idéale, n’est pas tout à fait le papa poule des années 80-90 ?

Le papa poule, incarné à l’écran par Boujenah, Giraud et Dussolier dans Trois hommes et un couffin, a fait son temps. Si on le remet en question aujourd’hui, c’est parce qu’il n’était qu’une caricature de mère. Or, il n’y a pas d’interchangeabilité entre les sexes, et le père a bel et bien un rôle différent à jouer. Le modèle que je préconise est le papa impliqué et différencié. Différencié de la mère, et aussi de l’enfant, au sens où il se situe nettement dans l’autre génération. Nous sommes loin aussi du père copain.

Dans ces conditions, l’homoparentalité masculine ne risque-t-elle pas de dégrader cette image du père ?

Dans les couples homos et, en particulier chez les gays, on retrouve souvent la même structure que dans le couple classique. Un parent (celui qui a adopté l’enfant en son nom, par exemple) se place davantage du côté de la tendresse et l’autre du côté de la Loi. Quels sont les effets sur l’enfant ? Il est un peu tôt pour répondre. Les chercheurs ont tendance à dire que les enfants des couples homo ne vont ni mieux ni plus mal que les enfants des couples hétéro. C’est plutôt la sexuation qui risque de poser problème, c’est-à-dire l’établissement de l’identité sexuée. L’enfant se construit dans une relation au Même (confirmation) et à l’Autre (révélation), dans un va-et-vient entre le parent référent et le parent complément. Dans les couples homoparentaux, les repères sont quelque peu brouillés et cela risque d’être un peu plus compliqué pour l’enfant. Mais cela arrive aussi avec les divorces. Dans le cas d’une recomposition familiale, on parle aujourd’hui de « paternité additionnelle », celle du beau-père, qui vient s’ajouter à celle du géniteur, le père biologique. Une fois encore, le père devra s’accommoder de ces changements de société.

Comment voyez-vous le père dans les générations futures ?

Le mieux est à venir ! On ne retournera pas à la période hyperautoritaire ou à la fessée : les pères n’en veulent pas et je crois qu’ils ont raison. Ce qu’ils souhaitent, c’est être papa (dans la proximité) sans cesser d’être père. Certes, le « temps parental » (notion récente qui comptabilise le temps dispensé avec l’enfant et non pas celui passé à faire le ménage ou le repassage) est encore inégalement réparti : deux tiers pour la mère, un tiers pour le père. Mais les hommes aspirent à être plus disponibles pour leur bébé. Grâce à cette implication précoce de leur propre père, les garçons, affirmés dans leur identité sexuelle, ne se crisperont plus sur leur virilité. Devenus papas à leur tour, ils n’auront aucun complexe à s’investir auprès de leurs enfants. Je suis convaincu que l’investissement précoce des pères de cette nouvelle génération créera un « cercle vertueux ». Les pères de demain, plus affectueux, inventeront un nouveau type d’autorité, plus démocratique. Ils sauront poser des limites sans être répressifs. C’est déjà ce que l’on entrevoit chez les 25-30 ans.

mis en ligne le mercredi 8 juin 2005
par ML



  
BRÈVES

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