"Réformer l’ortografe pour l’enseigner"

Voilà que des cours d’orthographe sont dispensés à l’université. Les enseignants se lassent de lire des dissertations truffées de fautes. Voilà que la dictée devient obligatoire à l’entrée de grandes écoles scientifiques, d’ingénieurs ou de commerce. Logique : dans leur processus d’embauche, les entreprises se mettent à évaluer les compétences orthographiques des postulants. Elles en ont soupé de ces jeunes cadres incapables de rédiger le moindre rapport ou courriel dans un français correct.

"Réformer l’ortografe pour l’enseigner"

Pour combler leurs lacunes, ils pourront toujours recourir aux services d’un coach en orthographe, nouvelle profession en plein essor. Tout autant que les ventes des logiciels d’entraînement, ou les tirages des bons vieux Bled et Bescherelle... Qu’il affole, désole ou indiffère, le constat est désormais unanimement dressé, et scientifiquement démontré, d’une baisse de la maîtrise orthographique - ces vingt dernières années notamment - particulièrement visible en cette ère numérique. Jamais on n’avait autant écrit, jamais, surtout, autant de monde n’avait eu besoin d’écrire. L’orthographe défaillante devient une barrière à l’embauche, un frein aux évolutions de carrière.

C’est dans ce contexte qu’est récemment parue L’orthographe en crise à l’école. Et si l’histoire montrait le chemin ?, d’André Chervel. Un petit livre qui offre une mise en perspective historique particulièrement éclairante. Agrégé de grammaire, docteur ès lettres, André Chervel a été enseignant durant trente ans, du collège à l’université, avant de devenir chercheur au Service d’histoire de l’éducation de l’Institut national de recherche pédagogique.

Lui qui a passé plus de cinquante ans à étudier la langue française et son enseignement, publiant de nombreux ouvrages (dont une Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, prix Guizot 2007 de l’Académie française), lui qui en connaît les plus infimes évolutions au cours des siècles, qui en goûte toutes les subtilités, n’hésite plus à appeler de ses vœux une réforme drastique. Sinon, affirme-t-il, l’orthographe deviendra une pratique d’élite. Contrairement à bien des idées reçues, en réformant, nous respecterions la tradition historique.

Peut-on réellement parler d’une "crise" de l’orthographe ? Le niveau baisse-t-il réellement de façon spectaculaire, ou a-t-on aussi un peu affaire à un discours passéiste, en référence à un âge d’or mythique de l’école laïque et républicaine ?

Cette crise est une évidence. Les enseignants de tous niveaux avec lesquels je discute se plaignent d’une insuffisante maîtrise orthographique de leurs élèves ou de leurs étudiants. On observe désormais à l’université ce qu’on constatait il y a quelques années au niveau du primaire ou des premières classes de collège. J’ai, moi-même, longtemps cru que ce discours du "Tout-fout-le-camp" ne reposait sur rien. Avec Danièle Manesse (professeure en sciences du langage à Paris-III), nous avions même démontré le contraire, en 1989, en publiant une enquête menée à partir de dictées du xixe siècle, auxquelles nous avions soumis les élèves d’il y a vingt ans. Nous avions prouvé qu’entre 1875 et 1987, le niveau orthographique des 9-14 ans avait énormément grimpé. Ce qui était logique : en 1875, près de la moitié des femmes et un quart des hommes étaient encore analphabètes. Rappelons-nous qu’en 1830, la grosse majorité des maîtres ignoraient l’orthographe et que l’école n’a réellement été chargée de l’enseigner qu’à partir de la loi Guizot de 1833. Il a ensuite fallu un bon siècle pour que cet enseignement produise tous ses effets.

D’autres enquêtes ont-elles ensuite démontré que le niveau baissait ?

Oui, en prenant d’autres dates de référence. En 1996, une enquête du ministère de l’éducation nationale a pris comme point de comparaison les années 1920. Et là, les résultats se sont avérés beaucoup moins flatteurs pour les élèves de 12-14 ans de 1995, qui faisaient 2,5 fois plus de fautes que leurs camarades des années 1920. La thèse de la progression continue des connaissances orthographiques devenait caduque. En fait, il semble qu’il y ait eu un apogée de la maîtrise orthographique pendant la première moitié du XXe siècle, durant la période 1920-1950, au terme d’un long processus enclenché au début du XIXe siècle. L’orthographe devient peu à peu la discipline reine à l’école, la dictée est la grande préoccupation du certificat d’études, les élèves sont surentraînés. Dans la seconde moitié du xxe siècle commence une baisse de niveau, qui s’est accélérée ces vingt dernières années. En février 2007, Danièle Manesse et Danièle Cogis (maître de conférences à l’IUFM de Paris) ont montré que les élèves d’aujourd’hui avaient deux années scolaires de retard en orthographe par rapport aux élèves d’il y a vingt ans. Les collégiens de 5e de 2005 sont au niveau des CM2 de 1987. La maîtrise orthographique, surtout en orthographe grammaticale, chute indéniablement.

Comment cela s’explique-t-il ?

Le déclin qui s’amorce dans les années 1950 est la conséquence d’un mouvement qui remonte très loin. Après la défaite de 1871 face à la Prusse, l’opinion publique a, non sans raison, accusé l’école primaire de ne pas avoir joué son rôle, de ne pas avoir sorti la nation de son ignorance. Les jeunes Français ne connaissaient ni la géographie de leur pays, ni ses grands écrivains, ni son histoire. Au début de la IIIe République, vers 1880, Jules Ferry, ministre de l’instruction publique, et Ferdinand Buisson, directeur de l’instruction primaire, décident donc d’introduire à l’école de nouvelles disciplines : histoire, leçon de choses, chant... L’enseignement du français s’enrichit de matières qui étaient à peu près inconnues jusque-là : lecture des beaux textes, récitation de poésies, petites rédactions, exercices de vocabulaire. Dès la fin du XIXe siècle, on consacre à l’orthographe beaucoup moins de temps dans les écoles normales et peu à peu l’école primaire change elle aussi. Aujourd’hui l’enseignement de l’orthographe est réparti à la fois sur l’école élémentaire et sur les collèges, chaque niveau se reposant sur l’autre. Même à l’université, on se montre plus tolérant. Jadis, on ne pouvait pas être un bon élève avec des dissertations bourrées de fautes. Ce n’est plus tout à fait vrai aujourd’hui. Dans les IUFM, on explique aux futurs enseignants que l’orthographe, ce n’est pas aussi important que le reste. De manière générale, la maîtrise de l’orthographe est moins valorisée.

Pascale Krémer

mis en ligne le vendredi 5 décembre 2008
par ML



  
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