Prendre le temps d’entrer dans l’adolescence

Prendre le temps d’entrer dans l’adolescence

Longtemps associée aux transformations pubertaires, l’adolescence est devenue plus floue : on ne sait pas très bien à quel âge elle commence ni quand elle se termine

Il y a quelques mois encore, Aurélien n’était qu’un enfant. Et le voilà devenu un grand gaillard d’1 m 80, qui bougonne de sa grosse voix, refuse d’embrasser ses parents, les contredit, préfère s’enfermer dans sa chambre pour communiquer via Internet avec ses copains plutôt que de leur adresser la parole.

Pour Louis, 15 ans, l’entrée dans l’adolescence s’est faite plus en douceur. « Physiquement, il a grandi, témoigne sa mère. Sa voix a mué. Mais si on appelle adolescence le moment où les jeunes prennent de la distance et deviennent un peu rebelles, je ne l’ai pas vraiment sentie : il reste très docile, même s’il est très autonome. En revanche, ajoute-t-elle, notre aîné a toujours été en opposition. Très tôt, il a eu envie de se démarquer de nous dans tout ce qu’il faisait. Mon mari dit toujours qu’il était ado dès le primaire ! »

Qu’est-ce qui marque aujourd’hui l’entrée dans l’adolescence ? Les métamorphoses physiologiques ? Une soif d’indépendance, une prise de distance par rapport aux parents ? Une maturité psychique ? L’adoption d’une culture, d’une apparence, de comportements socialement codés « adolescents » ?

Traditionnellement, l’adolescence était associée aux transformations pubertaires, qui pouvaient se produire à un rythme et à un âge variables suivant les individus et les sexes - les filles ayant dans ce domaine une longueur d’avance sur les garçons. Mais elle est de plus en plus analysée aujourd’hui comme un phénomène socioculturel, déconnecté du biologique, les comportements adolescents précédant souvent les manifestations physiologiques.

Adolescents dès la fin du primaire

C’est ce qu’ont observé le sociologue Michel Fize et la psycho- sociologue Marie Cipriani-Crauste, qui ont regardé grandir une classe d’élèves du CM2 (10 ans) jusqu’en troisième (14-15 ans). « Jusque-là, on parlait de l’adolescence comme un phénomène lié à la puberté, souligne Marie Cipriani-Crauste : les enfants se transformaient physiquement et avaient donc des relations différentes avec les adultes. En réalité, le moment décisif se situe dans la dernière année de l’école primaire, quand les enfants se retrouvent être les plus grands, en situation de force par rapport aux autres élèves. »

Ils ont ainsi constaté que beaucoup d’enfants de 10 ans avaient le sentiment de faire partie du « monde des ados ». Les filles, à cet âge-là, ont d’ailleurs déjà des signes de puberté. « Ce n’est pas quelque chose qui les gêne, au contraire, précise-t-elle ; elles les considèrent comme des clins d’œil vis-à-vis des garçons, une façon de leur dire : “Vous, vous n’avez encore rien, mais nous, on est en train de grandir”. Les garçons eux, ont tendance à compenser le “retard” qu’ils ont par rapport aux filles, dans ce domaine, en adoptant les vêtements, les coiffures, le “look” des ados. »

« Il est intéressant de voir ainsi, souligne Marie Cipriani, le décalage entre ce que ressentent les jeunes et la perception que les adultes en ont : on a tendance à penser que cette puberté est pour eux un stade difficile à vivre. Alors que ce n’est pas une étape qu’ils craignent : elle constitue au contraire un atout, une étape qu’ils attendent parfois avec impatience pour pouvoir dire qu’ils ont changé. »

Le sociologue François de Singly fait un constat assez proche. Alors que dans les années 1960, la puberté et l’entrée dans la culture « yéyé » étaient à peu près concomitantes, elles sont aujourd’hui déconnectées. Ceux que le sociologue appelle les « adonaissants » (1) ont, dès l’âge de 10-11 ans (fin du primaire, début du collège), leur propre univers culturel, en marge de celui des adultes, mais toléré par eux. Des musiques qu’ils écoutent à l’utilisation qu’ils font d’Internet, en passant par leur apparence : les marqueurs de cet univers sont nombreux, parfois assez modestes (une coupe de cheveux, un caleçon qui dépasse d’un pantalon...), parfois plus criants ; et ils constituent autant de signes d’affirmation de soi (« je suis moi ») et de leur volonté souvent très précoce de sortir du statut d’enfant.

Laissons les rester enfants !

De plus en plus de voix s’élèvent néanmoins contre cette tendance à vouloir réduire le temps de l’enfance, en précipitant précocement les enfants dans l’adolescence. Didier Lauru récuse ainsi le terme de « pré-adolescence » qui serait, selon lui, une invention du marketing, et invite les adultes à préserver chez les 8-12 ans cette phase de latence, en les protégeant notamment de la sexualisation ambiante (2).

Patrice Huerre s’insurge aussi contre cette « grave excitation sociale, qui pousse l’enfant à aller de l’avant, en particulier les filles, qui ont une enfance encore plus courte que les garçons ». « Laissons donc les enfants rester des enfants ! C’est très important, insiste-t-il, de leur laisser ce temps de pause, qui leur permet d’aborder plus sereinement la puberté. »

Car cette expérience des transformations corporelles, si elle est appréhendée aujourd’hui avec moins de crainte qu’autrefois, n’est pas pour autant anodine. « Le corps d’un adolescent, précise-t-il, change plus vite que l’image qu’il en a ; quand il se regarde dans la glace, il ne se reconnaît pas, et va devoir opérer tout un travail de réconciliation avec lui-même. »

Les adolescents vont ainsi passer du temps dans la salle de bain à se regarder dans la glace, à s’habiller, se coiffer (ou se décoiffer), à se chercher un nouveau style. Ils vont souvent se poser la question de la normalité (est-ce que je ne suis pas trop grand ? pas trop gros ? trop petit ? pourquoi n’ai-je pas encore de poils ?). Et il va falloir les rassurer, en particulier quand ils ne changent pas au même rythme que leurs camarades, qu’ils aient une puberté plus précoce ou plus tardive.

« Ces transformations de ce corps qui se sexualise, poursuit le psychiatre, ont aussi des conséquences sur leurs relations avec les autres, en particulier ceux dont ils étaient jusque-là le plus proches, leurs parents, dont ils ne vont plus accepter la proximité. Ils ont besoin d’une certaine distance, ce que les parents ont parfois du mal à comprendre. »

Des changements déboussolants pour les parents

La puberté est aussi la période où peuvent se révéler ou se réveiller des fragilités psychologiques anciennes, où certains sont tentés par des conduites extrêmes, pouvant mettre leur santé en danger. La plupart des adolescents vont modifier leurs habitudes alimentaires, leur rythme de sommeil, se coucher de plus en plus tard, et se lever à midi, décalant leur rythme par rapport aux adultes. Ils vont aimer se retrouver entre eux pour faire la fête, à l’abri du regard des parents, tenter des expériences nouvelles (boire de l’alcool, fumer). Autant de façons de marquer qu’ils sont sortis de l’enfance.

Ces changements désorientent leurs parents qui ne savent plus très bien quelle attitude adopter, ni quelles limites poser : jusqu’où tolérer qu’ils vivent dans leur monde ? Comment montrer qu’on a compris qu’ils changeaient, tout en continuant à leur dire ce qu’on pense, être présents sans être trop intrusifs, leur lâcher les baskets, sans pour autant ne plus intervenir, leur faire confiance et éviter qu’ils se mettent en danger ?

« Trouver la plus juste attitude est d’autant plus difficile, souligne Patrice Huerre, que leurs relations avec leurs adolescents sont mêlées d’affectif : quand ils voient leurs enfants ne plus leur parler comme avant, ils croient qu’ils ne les aiment plus ; ils veulent tout faire pour que ça se passe au mieux, et ne supportent pas les conflits. »

La tâche des parents est d’autant plus rude que les repères éducatifs, fournis par le milieu social, ont quasiment disparu. Ce sera donc à chaque parent, en dialoguant au besoin avec d’autres, d’inventer sa manière d’être parent d’adolescent. De s’inscrire dans une démarche graduée, un accompagnement progressif dans l’autonomie donnée à l’adolescent (les horaires de sortie, les exigences scolaires...), en fonction de la connaissance que chacun a de son enfant et de la confiance qu’il lui accorde.

Christine LEGRAND

(1) Les Adonaissants, Éd. Armand Colin, 395 p., 20,90 €. (2) Dernier livre paru : La sexualité des enfants n’est pas l’affaire des grands, Éd. Hachette Littératures, 135 p., 12,90. €

mis en ligne le mercredi 9 avril 2008
par ML



  
BRÈVES

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