Anorexie, boulimie : l’enfer des troubles alimentaires

Aurélia venait d’avoir 12 ans, en février dernier. C’était une enfant plutôt calme et réservée. Elle avait encore les rondeurs de l’enfance et supportait mal les transformations de son corps. « Est-ce la mort brutale de son petit teckel qui a constitué l’élément déclenchant et est venu s’ajouter aux réflexions de ses copines, toutes très filiformes, sur son corps ? », se demande aujourd’hui sa mère.

Aurélia s’est mise, de façon insidieuse, à faire un « petit régime » qui a vite dégénéré. Elle a commencé à diminuer de plus en plus ses rations, à ne penser qu’au ventre qu’elle n’avait pas, et à compter les calories... En même temps, elle « gavait » sa petite sœur de 8 ans, et l’empêchait de courir dans le jardin, de peur qu’elle ne maigrisse. Six mois plus tard, Aurélia était hospitalisée d’urgence à Mont-de-Marsan : elle ne pesait plus que 30 kg. « J’aurais dû réagir plus tôt, reconnaît sa mère. Mais au début, je ne voulais rien voir. Puis je l’ai montrée à son médecin généraliste qui n’a pas fait le diagnostic. »

Aujourd’hui, Aurélia est prise en charge par le réseau Dabanta à Bayonne, remange de tout mais contrôle toujours son poids de façon intense. « C’est un combat de chaque instant, souligne sa mère. Dès qu’elle dépasse les 40,5 kg, elle se met au régime, puis le lendemain est prise de crise de boulimie ».

Céline avait 15 ans en avril 2005 et traversait une phase de son adolescence « un peu agitée », mais elle était plutôt gaie, dynamique et sportive. Comme elle était assez gourmande, elle avait une propension à prendre un tout petit peu de poids. « Un jour, elle nous a annoncé qu’elle entamait un régime drastique, raconte sa mère. Mais comme elle n’arrivait pas à s’arrêter de manger, elle a eu l’idée de se faire vomir. On a mis du temps à s’en apercevoir, poursuit-elle, car on ne connaissait pas cette maladie et elle faisait ça en cachette. Mais on la voyait fondre de jour en jour. »

Aujourd’hui, Céline est suivie dans un centre spécialisé ; elle va mieux, mais elle est encore très fragile. « On réalise maintenant qu’il s’agit d’une vraie addiction, souligne sa mère : dès qu’elle rentre du lycée, elle se goinfre et n’arrive pas à se réfréner ; on est obligé de cacher les provisions. C’est très difficile à vivre pour elle, pour nous et pour son frère et sa sœur. On la porte à bout de bras chaque jour. C’est une forme d’enfer quotidien. »

Des origines multifonctionnelles

Anorexie et boulimie sont les deux faces d’une même maladie, qui ont en commun cette fixation obsessionnelle autour de la nourriture et cette peur irraisonnée de prendre du poids. Ces troubles du comportement alimentaire (TCA), qui touchent surtout les adolescentes, sont considérés, au même titre que les autres addictions, comme des maladies de l’Occident et des sociétés de consommation. Et on accuse régulièrement le mannequinat et les modèles de régimes minceur de les encourager.

Les jeunes filles sont en réalité soumises à deux injonctions contradictoires : celle de rester mince et celle de consommer sans modération. Ce qui expliquerait l’augmentation de ces troubles « mixtes » qui associent boulimie et anorexie.

« Beaucoup de jeunes filles ont aujourd’hui des troubles de conduite alimentaire, mais on n’est pas en mesure d’affirmer que les cas d’anorexies graves sont en augmentation, souligne Xavier Pommereau, psychiatre, responsable du centre Jean-Abadie, au CHU de Bordeaux. Ce qui augmente, en revanche, ce sont les conduites qui alternent les moments de privation et ceux de gavages boulimiques. On voit ainsi de plus en plus de jeunes filles qui vont manger une pomme pendant deux jours et, le troisième, craquer en se bourrant de chocolat qu’elles vont parfois aller vomir. Dans une société qui met l’accent sur l’importance de l’apparence en même temps que sur l’opulence, les ados se font l’écho dans leurs corps de ce paradoxe. »

S’il en constitue un terreau favorable, ce contexte sociétal ne suffit pas néanmoins à tout expliquer. Les spécialistes s’accordent désormais pour dire qu’il s’agit de troubles extrêmement complexes, où interfèrent les facteurs génétiques, biologiques, environnementaux, et qui puisent leurs racines dans des fragilités narcissiques souvent très anciennes.

On invoque ainsi ces « angoisses de séparation de la petite enfance », qui se réactivent à l’adolescence, à l’occasion d’un traumatisme « à connotation de séparation » : des bonnes copines qui délaissent l’adolescente, un amoureux qui se détourne d’elle, un frère aîné qui part faire ses études au loin... On a longtemps évoqué l’importance des relations mères-filles trop fusionnelles, dans le déclenchement de ces troubles. Mais les psychiatres tiennent désormais à leur égard des discours moins culpabilisants.

Xavier Pommereau parle ainsi de « troubles des échanges affectifs, dans lesquels la famille n’est plus la seule en cause, même si la mère joue un rôle important, dans la mesure où c’est elle qui est chargée au départ de produire, à travers l’alimentation de son bébé, le registre des échanges affectifs ». « La difficulté, ajoute-t-il, est d’arriver à expliquer qu’elle est forcément impliquée sans pour autant la culpabiliser ».

Les spécialistes s’accordent aussi sur l’importance d’une intervention précoce, pour éviter qu’un mécanisme d’addiction ne s’installe.

Les familles associées au traitement

Or, en dépit de la médiatisation faite autour de ces troubles, l’information semble insuffisante, y compris chez les médecins généralistes. S’y ajoute un phénomène de déni, très fréquent chez les patients et leurs proches, qui retarde la prise en charge. Et quand les familles se décident à aller consulter, elles ne savent pas toujours à qui s’adresser.

C’est ce que déplore le professeur Jean-Luc Vénisse, responsable du service d’addictologie du CHU de Nantes, qui se bat pour qu’il y ait un « dispositif de soin bien repérable par les familles ». Quant aux centres spécialisés, ils sont souvent débordés. Dans certaines régions, comme les Charentes ou le Centre, souligne de son côté Xavier Pommereau, il faut six mois pour obtenir un rendez-vous chez un spécialiste.

S’il est important de réagir vite, soigner ces maladies exige en revanche du temps et de la patience. « Ce n’est pas un problème qu’on règle à la va-vite, insiste le professeur Vénisse. Il faut prendre le temps de mettre en place un vrai projet de soin, en diversifiant les approches thérapeutiques : certaines agissent directement sur les comportements alimentaires, d’autres sur le corps de façon plus globale. On met aussi en place une psychothérapie individuelle et une thérapie familiale. Et quand il s’agit d’une anorexie mentale avérée, le patient est suivi par une équipe pluridisciplinaire (psychiatre, généraliste, nutritionniste...) qui assure un étayage au long cours ». Dans ce processus thérapeutique, les parents, longtemps écartés, sont de plus en plus considérés comme de véritables partenaires.

« Certaines équipes continuent à utiliser le contrat de séparation avec les parents et obtiennent des résultats », souligne Jean-Luc Vénisse. « Nous, on a préféré une approche plus familiale. Aux entretiens individuels avec les ados, on ajoute souvent des entretiens parents-enfants et des thérapies familiales, où on inclut aussi les frères et sœurs, souvent oubliés. Cela ne veut pas dire, ajoute le professeur Vénisse, qu’il ne faille pas que l’enfant marque son propre espace : sa capacité à se séparer de ses parents et à apprivoiser la solitude est l’un des enjeux de l’anorexie. Mais on associe les parents à cette démarche. »

Et on les aide à reprendre leur position de parents, car « l’anorexique a tendance à faire la loi à la maison, souligne le psychiatre ; on les incite aussi à prendre soin d’eux, en consultant au besoin pour eux. Notamment les mères : elles sont prises dans de tels enjeux qu’elles ont du mal à s’en sortir seules ».

Les parents sont également encouragés à rejoindre des groupes de parole, comme il en existe au CHU de Nantes depuis près de trente ans. Car ils vivent souvent en silence cette épreuve comme un véritable calvaire, qui les isole du reste du monde. Et ils ont besoin de rencontrer d’autres parents, qui traversent les mêmes épreuves qu’eux et avec qui ils peuvent partager leur expérience et leur inquiétude quotidiennes.

Christine LEGRAND LA CROIX

mis en ligne le mercredi 16 janvier 2008
par ML



  
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