Q.I. : la grande illusion

Affolante, disait-elle au téléphone. "Affolante, cette course effrénée aux tests de quotient intellectuel ! Cela fait un moment que nombre de psychologues sont alarmés et appellent à un sursaut. Mais il est difficile de lutter contre l’air du temps. Pourtant quelle escroquerie ! Quelle horrible idéologie sous-jacente et, surtout, quel préjudice pour certains enfants !"

Docteur en psychologie, auteur de nombreux ouvrages et psychologue réputée, Claire Meljac a trop l’habitude d’étudier et de peser les mots des autres pour ne pas mesurer les siens. Aussi, lorsqu’elle parle de "catastrophe", qu’elle dénonce "le commerce de l’intelligence", qu’elle s’inquiète de la "déification des surdoués" et qu’elle signe sans réserve un texte-pétition intitulé "Des psychologues s’interrogent sur le Q.I. et certains de ses usages", pressent-on l’existence d’un malaise parmi les psychologues spécialisés dans l’enfance. Un trouble et une inquiétude qui soulèvent moult questions sur l’école, la performance et le surinvestissement de la famille, et de la société, dans l’enfant.

Depuis quelques années, explique la psychologue dans son bureau parisien de l’unité de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent de l’hôpital Sainte-Anne, les centres de consultation spécialisés pour enfants sont assaillis de demandes d’un type nouveau que l’on pourrait résumer ainsi : "Vite, un Q.I. !"

Des parents se précipitent chez le psychologue afin de faire tester l’intelligence de leur enfant, généralement en échec scolaire, convaincus - et c’est la nouveauté - qu’il s’agit en fait d’un enfant surdoué, que son "surdon" explique l’ennui profond qu’il éprouve à l’école ou peut-être son insubordination, et qu’un certificat doté d’un chiffre élevé en guise de Q.I. - "la preuve qu’il appartient à une race supérieure", ironise Claire Meljac - permettra de mieux le comprendre, l’apprécier à sa juste valeur et l’orienter. Sans compter, ajoute la psychologue, la restauration narcissique des parents qui, de géniteurs d’un cancre, deviendraient, par la grâce d’un chiffre, parents d’un petit génie.

Superbe affaire ! La raison de ce phénomène ? Des programmes de télévision sur des enfants surdoués rescapés à temps d’une école où ils se morfondaient ; des émissions valorisant le fameux Q.I. ; des dizaines de sites Internet proposant, moyennant quelques euros, d’évaluer son propre quotient. ; ou encore la presse people incluant désormais le Q.I. dans les mensurations des stars : Madonna 140, Sharon Stone 153...

"Hélas ! dit Claire Meljac. S’il m’est arrivé de découvrir ainsi des enfants très doués, c’est loin d’être la majorité des cas !" Les trois quarts des enfants testés n’appartiennent nullement à la catégorie espérée, encombrent à tort des services hospitaliers déjà débordés - la proportion d’enfants consultant pour "surdon" s’élève dans certains centres de consultation jusqu’à 50 % - ou cachent de vrais problèmes qu’il conviendrait d’identifier et de traiter. Cela peut aller de légères difficultés d’apprentissage à des autismes profonds.

Encore faudrait-il que les parents entendent jusqu’au bout le diagnostic du psychologue. Et qu’ils abandonnent l’obsession du fameux Q.I., cette évaluation intellectuelle et psychologique quantitative, objet de mille malentendus et tellement réductrice. Mais la plupart, semble-t-il, ne veulent pas. Venus se faire confirmer des dons intensément souhaités, ils préfèrent casser le thermomètre et rechercher un psychologue plus compréhensif.

La tâche n’est pas difficile, le marché est immense. Des psychologues - souvent liés à des associations de parents d’enfants surdoués - acceptent de faire passer des tests rapides et peu coûteux, quitte à supprimer certaines épreuves (subtests) qui risqueraient de diminuer la note moyenne que représente le Q.I. Une note qui, par convention, s’étale globalement entre 55 et 145, moins de 0,2 % des individus ayant un score supérieur à 145. Les élèves dits surdoués, pourvus d’un score supérieur à 130, ne constituant que 2,2 % de la population.

Psychologue à l’éducation nationale, enseignant à l’Ecole de psychologues praticiens et à l’université Paris-V, Robert Voyazopoulos a constaté, lui aussi, l’afflux de demandes de tests, exprimées par des parents qui, dit-il, n’ont jamais autant investi dans l’enfant. Mais, si le praticien se réjouit d’un regain de confiance dans l’examen psychologique de l’enfant, il s’inquiète du malentendu sur le Q.I., trop souvent considéré comme une mesure aussi objective que la taille ou le poids, alors qu’il n’est, insiste-t-il, qu’une "commodité professionnelle".

En 1905, le ministère de l’instruction publique chargea Alfred Binet, qui s’intéressait au développement des enfants, de trouver un moyen de détecter les enfants déficients, incapables de suivre le cursus scolaire classique, rendu obligatoire par les lois de Jules Ferry, et pour lesquels il faudrait organiser un enseignement adapté. Binet, assisté par le médecin Théodore Simon, construisit alors l’ébauche de ce qui allait devenir plus tard les tests mentaux, introduisant notamment une distinction entre l’âge mental d’un enfant (déterminé en fonction de sa capacité à comprendre ou à accomplir des tâches réussies par la plupart des sujets d’un groupe d’âge) et son âge biologique.

L’idée remporta immédiatement un immense succès, notamment en Amérique du Nord, où elle connut cependant des dérives eugénistes et raciales (dévalorisant les Noirs et sélectionnant des immigrés) et profondément inégalitaires.

D’où une longue méfiance dans de nombreux pays, renforcée en France par la dynamique antisélective de Mai-68 et l’héritage de la psychanalyse. Mais les tests d’évaluation de l’intelligence ont évolué, se sont enrichis, sophistiqués, prenant davantage en compte les différents types d’intelligence tout en renforçant leur assise scientifique.

"C’est un outil précieux, affirme Robert Voyazopoulos. Langage, comportement, processus de pensée, mémoire... Une discipline ne peut pas reposer uniquement sur l’écoute et l’observation du sujet. Elle doit rechercher le maximum d’objectivation grâce à des outils de mesure et des modèles de référence. Même relative, la donnée du Q.I. est donc la moins subjective et aléatoire qui soit... à condition d’être interprétée et replacée dans un contexte psychologique global. Livrer tel quel un chiffre nu aux parents ou aux institutions est à la fois absurde, dangereux et dénué de sens."

Il s’en garde bien, préférant expliquer longuement aux parents son analyse avec un maximum d’informations sur les capacités de l’enfant et son état psychologique. C’est sur ses conseils que le petit garçon de Karine Studnia, qui étonnait tant ses parents et sa nounou par son désir insatiable d’histoires, sa maîtrise des nombres et de l’alphabet à 2 ans et demi, sa mémoire et sa curiosité stupéfiantes - mais qui allait à l’école "comme à l’abattoir" - a finalement sauté deux classes et s’apprête à 8 ans et demi à entrer au collège. "Je viens de le faire tester à la demande d’une association avant son entrée en 6e, raconte la maman. La psy nous a annoncé un Q.I. de 149, mais qu’en faire ? En quoi nous aurait-il servi, il y a quatre ans ? Ce qui a été essentiel dans l’épanouissement de Jérémie et le fait qu’il retrouve du plaisir à l’école, c’est le suivi et le soutien du psychologue, ainsi que son rôle permanent d’interface avec l’établissement scolaire."

Un repère donc, mais pas une valeur brute. Un indice, mais avec une marge d’erreur. Un point de départ d’hypothèses et d’investigations. C’est pour rappeler ces éléments, et affirmer que le Q.I. n’est "ni une fatalité ni un destin", que Robert Voyazopoulos et d’autres praticiens ont rédigé un texte que plus de 600 professionnels ont déjà signé.

Christine Arbisio fait partie du nombre. Psychologue et psychanalyste, elle juge consternant que des psychologues entrent dans le jeu des tests instantanés. "J’ai constaté, raconte-t-elle, des erreurs de diagnostic dramatiques ! Sur la foi d’une épreuve qu’elle avait ratée et d’un Q.I. très faible, une petite fille d’une dizaine d’années a failli être envoyée dans une institution pour enfants inadaptés alors qu’il s’agissait d’une enfant prématurée qui souffrait simplement d’une déficience visuelle !"

Elle se méfie également de ce mouvement qui "valorise l’intelligence comme étant héréditaire et minimise l’influence du milieu culturel, qui est pourtant fondamentale". Mais, ce qui la frappe, ce sont les exigences croissantes de performances qui pèsent sur les enfants. Sélection dès la maternelle, pressions à la réussite... "On parle de l’enfant-roi ? Moi, je vois surtout des enfants surstimulés, priés de gratifier narcissiquement leurs parents. La quête du Q.I. n’est qu’un symptôme de cette société dingue de performances."

Supprimons-le ! suggère le professeur émérite Jacques Lautrey, du laboratoire cognition et développement à l’université René-Descartes. "Il est trop souvent source de dérives, de malentendus, de rivalités, voire de dégâts dans une école ou une fratrie." Et surtout, dit-il, "il entretient une conception de l’intelligence totalement dépassée sur le plan scientifique. Fini, l’usage d’un chiffre unique pour traduire une intelligence que l’on sait désormais multidimensionnelle !

Et finis les tests survalorisant les aptitudes nécessaires à la réussite d’un cursus scolaire. Tant d’autres qualités, la créativité, l’intelligence sociale, méritent reconnaissance. Osons le vrai débat !"

Annick Cojean Le Monde Article paru dans l’édition du 02.05.07

mis en ligne le mercredi 2 mai 2007
par ML



  
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