Frères et soeurs placés : pourquoi les séparer ?

Frères et soeurs placés : pourquoi les séparer ? Albert, 66 ans, abandonné et placé à l’âge de 3 ans, a dû attendre d’avoir 21 ans pour découvrir qu’il avait un frère et une sœur, qui vivaient non loin de chez lui. « Quand je posais la question à l’assistante sociale, elle me répondait : “Ça ne te regarde pas.” C’était comme ça », dit-il avec fatalisme. Jacqueline, 65 ans, a eu davantage de « chance ».

« Nous étions six et nous avons été placés chez trois mères-nourrices différentes, mais elles se connaissaient entre elles, si bien qu’on ne s’est jamais perdu de vue : c’est important, car c’est le seul lien qui nous reste avec notre famille. » Albert, 44 ans, placé à l’âge de 2 ans dans une famille d’accueil, vient simplement de retrouver sa sœur, placée dans une institution religieuse. Il a du mal à dire son émotion. « Ce sont des choses qui se vivent de l’intérieur, il n’y a pas trop de mots à mettre dessus. »

Marie-Béatrice, 35 ans, a été placée au village d’enfants SOS de Jarville, près de Nancy, à l’âge de 6 mois, avec ses deux frères et sœurs (6 et 3 ans) après avoir été dans un premier temps séparée d’eux. Leur mère était décédée, leur père déchu de ses fonctions, pour des motifs « psychiatriques ».

« Grâce à notre maman SOS qui a accepté de nous prendre tous les trois (alors qu’elle avait déjà la charge de six autres enfants), on a pu vivre ensemble pendant quinze ans. Et on a gardé des liens très forts. Avec ses frères et sœurs, on se sent beaucoup plus fort, moralement plus stable. C’est inimaginable qu’on puisse nous séparer. Surtout quand on a vécu tant de déchirements et de traumatismes. »

Pourtant, pendant longtemps, on s’est peu soucié des frères et sœurs. Et il a fallu attendre 1996 et l’initiative du Parlement des enfants pour qu’entre dans le code civil un article les concernant. Qu’en est-il dix ans après ?

« On ne dispose aujourd’hui en France d’aucune statistique globale sur cette question. Pas plus qu’il n’existe de politique générale. Et les situations restent encore très variables d’un département à l’autre », résume Paul Durning, directeur de l’Oned (Observatoire national pour l’enfance en danger).

Une étude interne récente, effectuée sur le territoire de Cambrai, dans le Nord, révèle un constat affligeant : 90 % des fratries sont aujourd’hui séparées (1). Volonté délibérée, négligence, obligation de travailler dans l’urgence ou impossibilité structurelle de regrouper les fratries ? Le président du conseil général du Nord ne nous a pas autorisés à contacter les responsables des ASE (Aides sociales à l’enfance) de son département pour en savoir davantage.

Un manque de structures adaptés

Trop souvent encore, et aussi étonnant que cela puisse paraître, les frères et sœurs sont tout simplement « oubliés ». C’est ce qu’a constaté Hayat Ghazal qui, dans le cadre de sa thèse de psychologie, étudie les dossiers de jeunes adultes (âgés de 18 à 21 ans), placés dans la région de Tours et d’Orléans : on trouve dans ces dossiers très peu d’éléments sur les frères et sœurs, les liens qu’ils peuvent avoir avec eux... Et il n’est parfois même pas mentionné s’ils en ont.

Même ceux qui se préoccupent des fratries se heurtent à d’autres difficultés, en particulier au manque de places et de structures adaptées. C’est ce qu’explique Frédérique Coquelet, chef de service à l’ASE du Maine-et-Loire : « Nous avons toujours porté une attention particulière aux fratries, c’est une variable que nous identifions immédiatement à travers la couleur des dossiers. Et dans les 200 nouvelles places créées en Mecs (Maisons d’enfants à caractère social), nous avons mis en place des petites unités de vie sur une plus large tranche d’âge (de 6 à 12 ans) pour pouvoir les réunir. Il est en effet très difficile de placer des fratries dans des familles d’accueil : pour accueillir une fratrie de deux ou trois, il faudrait que les assistantes familiales aient deux ou trois places qui se libèrent en même temps, ce qui est extrêmement rare. Et cette rareté devient une quasi-impossibilité pour les fratries plus nombreuses. Or, sur certaines zones très précarisées, la taille des familles dépasse largement les normes Insee et atteint facilement les cinq ou six enfants. Si bien que, au mieux, on les accueille dans des Mecs, mais on est souvent obligé d’éclater la fratrie sur deux ou trois endroits. »

« En règle générale, précise Frédérique Coquelet, quand on a une fratrie de trois enfants, voire quatre, on peut trouver une solution en établissement. À condition de ne pas être en flux tendu. » Car toutes ces difficultés se démultiplient en période de « suractivité ».

Ce qui est le cas actuellement dans le Maine-et- Loire. Augmentation des signalements de maltraitances, liée à « l’affaire » d’Angers ou précarisation accrue des familles les plus fragiles ? Le nombre d’enfants placés est passé en trois ans dans ce département de 1 500 à 1 700. Or, le nombre de places ne s’est pas accru dans la même proportion.

D’autres facteurs entrent en ligne de compte : tous les enfants ne sont pas forcément retirés à leurs parents en même temps ; ils ne sont pas tous du même père, ne portent pas toujours le même nom. On évite de placer dans des institutions des bébés, on ne veut pas mélanger dans le même foyer les adolescents et les enfants, quitte à séparer les frères et sœurs. Et dans beaucoup de cas, les modes de placement sont tributaires des décisions des juges.

La fratrie peut-être une ressource pour l’enfant

Éviter de séparer les frères et sœurs : c’est néanmoins l’objectif de l’association SOS Villages d’enfants, qui, au bout de cinquante ans d’existence, a décidé d’interroger le cœur de son projet, en organisant un colloque sur ce thème, demain à l’Unesco.

Rémy Mazin, directeur adjoint de l’association, explique : « Ne pas séparer les frères et sœurs : pourquoi ? comment ? et avec quel effet ? Aujourd’hui, ces questions n’ont pas été réfléchies dans le cadre de la protection de l’enfance, ou l’ont été de façon empirique et idéologique. Or, précise-t-il, il ne faut pas avoir de position de principe. Il existe en effet des situations où il vaut mieux séparer les frères et sœurs, quand leurs relations sont devenues trop pathologiques. Mais nous avons la conviction, au bout de cinquante ans de pratique, que la fratrie peut être une ressource pour le développement de l’enfant et un facteur de sécurité. »

A la fois complices et rivaux, les frères et sœurs ont des relations complexes qui évoluent avec le temps. Ainsi, au moment d’un placement, elles peuvent être altérées par ce qui s’est passé avec les parents. « Quand il y a eu des carences éducatives graves, précise Rémy Mazin, la fratrie peut constituer un bloc indifférencié, sans beaucoup d’individualités ni d’échanges. Et dans le cas de maltraitances, l’un des frères et sœurs peut avoir servi de bouc émissaire... Quand on accueille une fratrie, il faut que ce soit l’occasion que ces relations évoluent pour devenir plus riches, plus normales. »

Des études (encore trop rares là aussi) ont montré que la fratrie était d’autant plus importante que les parents étaient défaillants. K. Beauregard, psychologue clinicienne à Montréal, a ainsi montré que les enfants placés avec leurs frères ou sœurs « présentaient moins de comportements d’inhibition, de symptômes dépressifs et d’anxiété » - en particulier les cadets -, qu’ils avaient une « meilleure estime d’eux-mêmes » et faisaient preuve d’une « meilleure adaptation en général » que les enfants placés séparément.

Ces derniers se disaient par ailleurs insatisfaits de la fréquence de leurs contacts. D’une manière générale, souligne la psychologue, « plus leurs parents les négligent, plus ils vivent intensément leurs relations fraternelles ». Dans leurs conflits mais aussi dans leur attachement. Il serait donc, quand leurs liens sont forts, d’autant plus cruel de les séparer.

Christine LEGRAND

( [1]


[1] 1) Enquête réalisée à l’occasion du colloque organisé par SOS Villages d’enfants.

mis en ligne le jeudi 9 novembre 2006
par ML



  
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